Principes généraux de la prise en charge
La déficience visuelle chez l’enfant : un enjeu à l’échelon mondial
D. Denis, P. Wary
La cécité et la déficience visuelle sévère de l’enfant ont un retentissement médical, économique et social pour l’enfant lui-même, sa famille et la collectivité toute la vie durant. Il s’agit là d’un enjeu majeur de santé publique [1].
Depuis plus de 50 ans, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) lutte contre la cécité avec le programme Prevalence and causes of Blindness and Low vision (PLB) et également en participant à la constitution de l’Organisation mondiale contre la cécité (OMCC, 1978) [2]. Grâce à la collaboration entre l’OMCC et le PBL en 1998, on compte déjà plus de 110 programmes nationaux de prévention de la cécité et de la malvoyance. Ce tandem (OMCC/PBL) collabore également avec l’Agence internationale pour la prévention de la cécité (IAPB) avec la création du plan VISION 2020 – le droit à la vue pour lutter contre la cécité infantile devenue une de leurs grandes priorités. Ce plan vise à éliminer les principales causes de cécité évitable d’ici l’an 2020 par la mise en œuvre de programmes de soins oculaires nationaux durables. L’objectif de la mission VISION 2020 est ainsi énoncé : « éliminer les principales causes de cécité et donner à toutes les populations du monde, et notamment aux millions d’individus qui souffrent de cécité évitable, le droit à la vue » .
Si cet objectif est atteint, on peut estimer que le nombre de personnes non voyantes dans le monde diminuera de 76 à 24 millions d’ici 2020 [3]. C’est un défi lancé à l’échelon mondial et tout soignant peut contribuer à le relever avec une double responsabilité professionnelle et morale, les ophtalmologistes spécialisés ou non en ophtalmopédiatrie en étant la clé de voÛte.
L’OMS a établi un classement des déficiences visuelles en tenant compte de l’acuité visuelle et du champ visuel : cinq catégories distinctes sont individualisées et résumées dans le tableau 1-1
On regroupe la déficience visuelle modérée et la déficience visuelle grave sous le terme de « baisse de la vision » ; les baisses de la vision et la cécité représentent l’ensemble des déficiences visuelles [4].
En 2010, l’OMS (malgré l’absence de système de collection de données standardisées) a estimé que près de 285 millions de personnes présentaient une déficience visuelle : 39 millions d’aveugles, 246 millions avec vision basse (80 % sont évitables; les deux principales causes sont : les troubles réfractifs non corrigés [42 % ] et la cataracte [33 % ]). Dix-neuf millions sont des enfants de moins de 15 ans, les trois quarts vivant dans les régions les plus pauvres d’Afrique et d’Asie. Parmi ces 19 millions d’enfants, 12 millions l’étaient par cause réfractive et 1,4 million par cécité irréversible [5]. La cécité de l’enfant est rare et représente 4 % de la cécité totale, mais son impact est particulièrement dramatique du fait de la durée de vie sans vue [6].
Dans les pays à faibles revenus avec un taux de mortalité élevé avant l’âge de 5 ans, la prévalence de la déficience visuelle peut atteindre 1,5 pour 1000 enfants. Inversement, dans les pays à hauts revenus avec un taux de mortalité infantile bas, la prévalence est d’environ 0,3 pour 1 000 enfants. De ces chiffres, on peut par conséquent déduire que pour la moitié des enfants aveugles ou malvoyants aujourd’hui dans le monde, la cause sous-jacente de leur cécité aurait pu être prévenue, « évitée » (dépistage) et/ou traitée efficacement [7]. On parle alors de cécité évitable. En l’absence d’une nouvelle stratégie de prévention, en fonction des taux de prévalence par âge et des projections démographiques, le nombre de malvoyants augmentera inexorablement d’ici 2020.
Dans les pays européens et en France [8] en particulier, la prévalence de la cécité de l’enfant est difficilement appréciable, car il n’existe pas de recueil de données épidémiologiques validées. Néanmoins, on évalue :
la prévalence de la cécité de l’enfant de 0,10 à 0,5/1000 dans les pays européens (Royaume-Uni : 0,4/1000 pour les enfants de 0 à 1 an [9, 10]; France : 0,28/1000 pour les enfants de moins de 1 an),
la prévalence de la malvoyance de 0,48 à 1,09/1000 dans les pays européens. Elle est de 0,59 à 0,8/1000 en France où près d’un enfant sur 1000 serait atteint d’une déficience visuelle très sévère, mais ces chiffres sont probablement sous-évalués du fait des difficultés de recueil des données épidémiologiques.
En France sur près de 4 millions d’enfants de moins de 5 ans, il existe environ 400 000 amétropes et 4000 amblyopes organiques. Plusieurs enquêtes montrent que la déficience visuelle est génératrice d’incapacités diverses et entraîne une perte de qualité de vie. Les données épidémiologiques sur le handicap visuel sont cependant limitées; de 2001 à 2010 plusieurs enquêtes et expertises ont été effectuées : enquête Comme les autres no 184 de l’Association nationale des parents d’enfants aveugles (ANPEA) en 2009/2010 (suite de 2001, 2005 et 2007); enquête de l’Association des parents d’enfants déficients visuel (APEDV) en 2006; expertise collective 2002 de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm); recueils des chiffres de l’association Ophtalmologistes référents déficiences visuelles (ORDVI), du service départemental pour l’intégration des enfants déficients visuels (SDIDV), de l’Institut médico-éducatif Jean-Paul [8]. L’enquête APEDV 2006 en région parisienne sur la scolarisation des enfants déficients visuels estimait à 3 000 le nombre d’enfants porteurs de handicap visuel dont 850 seulement étaient étiquetés.
Il apparaît aujourd’hui nécessaire d’unifier et poursuivre ces efforts pour mieux préciser la prévalence des pathologies oculaires.
À l’échelon mondial, les principales causes de cécité chez les enfants varient considérablement d’un pays à l’autre (tableau 1-2), elles sont en grande partie déterminées par le développement socio-économique, la mortalité infantile, l’organisation des services de santé et des soins oculaires de base. La structure anatomique la plus touchée responsable de cécité est la rétine : rétinopathie du prématuré (retinopathy of prematurity [ROP]), dystrophies rétiniennes et maculaires, rétinopathies pigmentaires suivies des atteintes du globe dans son ensemble (anophtalmie/microphtalmie) et, enfin, atteintes de la cornée et du cristallin (cataracte). Les principales causes traitables sont la cataracte, le rétinoblastome, la ROP et le glaucome.
Les pathologies du segment postérieur prédominent (atteintes rétiniennes, du nerf optique, des voies optiques rétrochiasmatiques; déficiences visuelles corticales) :
au Royaume-Uni [9, 10], on note : les cécités d’origine corticale pour 48 % d’autant plus fréquentes que le poids de naissance est faible, les maladies rétiniennes (incluant la ROP) pour 29 % et les atteintes du nerf optique (hypoplasie comprise) pour 28 % ;
aux États-Unis, deux études (1999 et 2012) à 13 ans d’intervalle [6, 11] retrouvent les mêmes principales causes de cécité avec comme pourcentages en 2012 : cécités d’origine corticale dans 18 % , hypoplasies du nerf optique dans 15 % et ROP dans 14 % . Puis viennent les atrophies optiques (7 % ), l’albinisme, le colobome, le glaucome, le décollement de rétine (non ROP), l’amaurose congénitale de Leber, la rétinopathie pigmentaire, l’anophtalmie-microphtalmie, la cataracte, le nystagmus, qui représentent à peu près 7 % au total. D’autres causes plus rares se retrouvent dans 1 % des cas : dystrophies des cônes, aniridie, anomalie réfractive et toxoplasmose. Enfin 9 % sont de cause inconnue. La rétine est donc le principal site anatomique lésé (30 % ) suivi du nerf optique. Le segment antérieur est atteint dans seulement 2 % des cas, alors que dans les pays d’Afrique et d’Asie ce chiffre peut aller jusqu’à 52 % [6];
en Israël, l’analyse des principales causes de cécité de 2003 à 2013 montre une diminution de la prévalence de l’atrophie optique et des rétinopathies pigmentaires, de la ROP et de l’albinisme qui restent cependant les causes majeures de cécité. Cette diminution est contrebalancée par l’augmentation des cécités corticales (diagnostics corrigés sur l’existence de lésions objectivées en imagerie de coupe sur les aires corticales et au niveau des voies rétrochiasmatiques) plus fréquentes en cas de grande prématurité [12];
en France, d’après un sondage ORDVI 2012 portant sur des enfants atteints de malvoyance avec atteinte bilatérale, effectué sur 1047 enfants en service d’éducation spéciale et de soins à domicile ou SESSAD (676 dans 11 départements) et en institution (371 sur 3 établissements), les causes génétiques et périnatales sont prédominantes par rapport aux causes infectieuses et accidentelles [8] :
les hérédodégénérescences rétiniennes et vitréorétiniennes sont au premier plan avec un pourcentage de 25 % : rétinopathies pigmentaires, amaurose de Leber, maladie de Stargardt, syndrome d’Usher, dystrophie des cônes, achromatopsie, cécité nocturne congénitale, etc.);
l’albinisme pour 12 % ;
les anomalies et malformations développementales du segment postérieur pour 10 % : microphtalmies, colobomes et pathologies vitréorétiniennes;
les cécités d’origine cérébrale pour 8 % : prématurité, accidents néonataux, encéphalopathies ischémiques, infections néonatales et agnosies visuelles ainsi que tumeurs;
les cataractes congénitales pour 9 % ;
les hypoplasies du nerf optique, l’atrophie optique pour 8 % ;
les nystagmus essentiels pour 7 % ;
les anomalies du segment antérieur pour 8 % ;
l’uvéite, la traumatologie, le retentissement de maladies de système et l’amétropie pour 6 % ;
les glaucomes dysgénésiques pour 5 % ;
le rétinoblastome pour 2 % des cas qui se distingue des autres affections cécitantes par l’engagement potentiel du risque vital.
Tableau 1-2 - Causes de déficience visuelle.
* 50 % des causes sous-jacentes sont traitables ou évitables
Ce sont inversement les atteintes du segment antérieur qui affectent le plus l’enfant : opacités cornéennes séquellaires secondaires à la rougeole, à la carence en vitamine A, aux effets nuisibles des médecines traditionnelles, aux conjonctivites néonatales sévères et à la cataracte rubéolique [11]. La différence d’exposition au risque infectieux et le manque d’accès à des outils modernes d’analyse du segment postérieur créent un biais épidémiologique en sous-estimant les atteintes associées neurorétiniennes.
La rétinopathie des prématurés est une cause importante de malvoyance et de cécité, là encore par manque de moyens de dépistage et de prise en charge des comorbidités liées à la prématurité.
Dans toutes les régions du monde, les affections congénitales, telles que la cataracte, les maladies rétiniennes (principalement les dystrophies rétiniennes héréditaires) et les anomalies congénitales affectant le globe dans son ensemble, sont d’importantes causes de cécité [7], tout comme les traumatismes oculaires liés aux accidents domestiques. Enfin, il faut citer les blessures de guerre dans les pays en conflit.
Au total, dans les pays à hauts revenus, les cécités sont essentiellement dues à des causes héréditaires ou périnatales avec comme première étiologie les pathologies rétiniennes, tandis que dans les pays à faibles revenus, les opacités cornéennes prédominent.
Elles confirment un changement de certaines pathologies dans certains pays. Nous citerons :
une très nette régression du trachome et de l’onchocercose, grâce aux plans de l’OMS, aux partenariats entre les organisations non gouvernementales (ONG) et l’industrie pharmaceutique [13] aboutissant même à l’élimination de la plupart des foyers endémiques en Amérique centrale;
une diminution des opacités cornéennes par avitaminose A réduisant la déficience visuelle consécutive de 56 % en 1999 à 28 % en 2012, ceci grâce au partenariat OMS-Lyons Club International qui depuis 2004 a établi un réseau global de centres de cécité infantile pour « préserver, restaurer, réhabiliter » la vue des enfants [6];
une augmentation marquée de l’albinisme en France. Ainsi, le SDIDV [14] en comparant à 20 ans d’intervalle (1993-2013) les pathologies cécitantes dans un même service (146 enfants du service d’accompagnement familial et d’éducation précoce ou SAFEP et du service d’accompagnement à l’acquisition de l’autonomie et à l’intégration scolaire ou SAAAIS) a retrouvé : une diminution des dystrophies rétiniennes de 34 à 16 % englobant une augmentation des pathologies vitréorétiniennes de 3 à 10 % , une légère augmentation des cataractes et glaucomes de 16 à 20 % , une stabilité de la pathologie malformative (8 % contre 9 % ), une augmentation de l’albinisme de 14 à 20 % expliquée par les flux migratoires en provenance d’Afrique en particulier : cette augmentation n’est pas signalée dans les autres régions de France.
Grâce aux avancées technologiques qui permettent d’améliorer les diagnostics, ces pourcentages relatifs risquent de changer : pour exemple, l’apport de l’électrorétinogramme (ERG) et de la tomographie par cohérence optique (optical coherence tomography [OCT]) qui permettent un diagnostic plus précis des dystrophies rétiniennes héréditaires (corrélations anatomophysiologiques).
Ils nécessitent :
une connaissance des facteurs amblyogènes et des populations à risque;
une prise en charge à la pointe des progrès scientifiques de la maladie cécitante isolée ou associée à un contexte de polyhandicap.
Le dépistage et la prise en charge des facteurs amblyogènes et des populations à risque justifient la mise en œuvre le plus précocement possible de mesures simples de diagnostic, de traitement à type de compensation optique et orthoptique. Les situations cliniques favorisant l’apparition d’un facteur amblyogène sont définies par le rapport de la Haute autorité de santé (HAS) [15] :
la prématurité, surtout en cas d’âge gestationnel inférieur à 32 semaines et/ou d’association avec une rétinopathie du prématuré et/ou une complication cérébrale de la prématurité;
un poids de naissance inférieur à 2 500 g, a fortiori s’il est inférieur à 1 500 g;
l’infirmité motrice cérébrale, les troubles neuromoteurs;
les anomalies chromosomiques, en particulier la trisomie 21;
les craniosténoses et les malformations de la face;
les embryofœtopathies (infections in utero);
une exposition in utero à la cocaïne et/ou à l’alcool et/ou au tabac;
des antécédents familiaux de troubles de la réfraction (hypermétropie, myopie, anisométropie) ou de strabisme, y compris l’existence d’un strabisme gémellaire;
des antécédents familiaux de tumeur oculaire type rétinoblastome.
En pratique, on retiendra que les causes de l’amblyopie sont pour 60 % des anomalies de la réfraction oculaire, pour 35 à 40 % le strabisme et pour environ 1 % le ptosis, le nystagmus, des anomalies des milieux transparents. La recherche d’un trouble réfractif et/ou d’un trouble oculomoteur doit donc rester une priorité entre l’âge de 3 et 12 mois et en particulier dans les populations à risque.
Il existe deux populations d’enfants selon que la pathologie cécitante est isolée ou au contraire associée à un contexte de polyhandicap. Il existe également deux situations selon que la pathologie est curable ou non.
Parmi les pathologies isolées cécitantes traitables certaines le sont par une simple correction optique, d’autres par une prise en charge très précoce, hyperspécialisée et à la pointe des progrès, d’autres encore ne pourront être que suivies médicalement (opacités cornéennes congénitales, dystrophies héréditaires rétiniennes, hypoplasie des nerfs optiques, etc.) et devront être orientées précocement vers des structures spécialisées assurant le meilleur apprentissage et développement de l’enfant.
Depuis 70 ans, les découvertes scientifiques et technologiques en ophtalmologie n’ont pas cessé de faire progresser la pratique et d’améliorer les résultats fonctionnels visuels et donc la qualité de vie. De ce fait, grâce aux progrès considérables des techniques d’examen de diagnostic, des équipements optiques, de la microchirurgie, des techniques de rééducation de l’amblyopie, des préparations pharmaceutiques (collyres, pommades), il est désormais possible d’obtenir, dans un fort pourcentage de pathologies cécitantes évitables, au stade final d’une prise en charge bien conduite une fonction visuelle compatible avec une bonne qualité de vie (acuité visuelle, contraste, champ visuel). Une acuité visuelle de 5/10 a été démontrée comme le paramètre déterminant pour une meilleure qualité de vie [16] chez l’enfant glaucomateux, sans prendre en compte néanmoins le champ visuel. Ainsi, face à des pathologies telles que le rétinoblastome, la cataracte congénitale, la ROP, le glaucome congénital, les craniosténoses, le défi premier repose sur la qualité de la prise en charge qui doit être précoce et à la pointe des progrès : cette exigence thérapeutique est le devoir de l’ophtalmopédiatre.
Il s’agit principalement des opacités cornéennes congénitales : syndrome de Peters, staphylome du segment antérieur, sclérocornée congénitale, amaurose congénitale de Leber, où le niveau d’acuité visuelle ne permettra pas une qualité de vie normale dans les formes bilatérales. Néanmoins, un suivi ophtalmologique rigoureux est nécessaire afin de préserver et d’optimiser au mieux le capital restant, et ce d’autant que la pathologie peut être évolutive.
La maladie cécitante est malheureusement souvent associée à un polyhandicap. Celui-ci est dÛ à différentes causes : 50 % de causes prénatales (malformations, accidents vasculaires cérébraux prénataux, embryopathies), 15 % de causes périnatales (souffrances obstétricales et fœtales), 5 % de causes post-natales (traumatismes, arrêts cardiaques), 30 % d’étiologie inconnue.
Dans les pays à hauts revenus, plus de la moitié des déficiences visuelles ou cécités sont associées à des déficiences motrices, sensorielles, intellectuelles ou à des maladies de système qui entravent leur développement. L’enquête APEDV 2006 [17] rapporte que parmi 850 enfants déficients visuels, 30 à 50 % avaient également un handicap associé (mental, moteur, auditif). Cette population d’enfants, où la déficience est associée à une autre affection acquise ou génétique, a une espérance de vie inférieure aux autres enfants comme dans tous les autres pays du globe. Rahi [9, 10] montre qu’au Royaume-Uni, 10 % de tous les enfants déficients sévères ou aveugles sont décédés dans l’année du diagnostic dont 77 % dans la première année de vie; les enfants décédés du fait de pathologies associées létales non ophtalmologiques avaient pour la plupart des atteintes des voies visuelles, du nerf optique jusqu’au cortex, dans un contexte à prédominance de prématurité sévère avec petit poids de naissance (< 2 500 g).
Dans les pays à faibles revenus, jusqu’à 60 % des enfants aveugles meurent moins d’un an après avoir perdu la vue et environ 500 000 enfants deviennent aveugles chaque année. On a ainsi calculé qu’un enfant perd la vue chaque minute. Beaucoup d’affections liées à la cécité infantile sont donc responsables de mortalité infantile : prématurité, rougeole, rubéole congénitale, carence en vitamine A et méningites [18].
Un tel contexte de polyhandicap, outre la nécessité d’une prise en charge par des équipes multidisciplinaires, nécessite une évaluation ophtalmologique précoce afin d’éviter un handicap visuel supplémentaire. Une simple correction optique et une bonne prise en charge ophtalmologique peuvent ainsi améliorer la vue et la vie de ces enfants, en les sortant de l’isolement. Outre cette précocité de prise en charge, l’ensemble des équipes rééducatrices de l’enfant déficient se doit d’encadrer la relation avec les parents et parfois de protéger ceux-ci d’un naufrage parental.
Pour ce faire, il faut agir dans les domaines suivants : la prévention, le dépistage, une prise en charge de la pathologie à la pointe du progrès (matériel et humain) et les aides sociales dédiées aux malvoyants.
Dans les pays industrialisés, les politiques de prévention/dépistage et de traitement ciblent presque exclusivement la population adulte, alors que dans les pays en voie de développement, la prévention repose essentiellement sur l’enfant par des mesures d’hygiène promulguées depuis des années par l’Organisation de prévention de la cécité (OPC) pour toutes les pathologies infectieuses et parasitaires pourvoyeuses de cécité évitable. Dans les pays en voie de développement, la cécité peut être évitée chez 51 % des enfants, traitée chez 27 % et prévenue chez 19 % [6]. Il est étonnant de constater qu’une simple correction des défauts de réfraction pourrait offrir une vision normale à plus de 12 millions d’enfants à travers le monde (seul 1,4 million d’enfants restant définitivement aveugles) et leur permettre de suivre une scolarité normale; d’ici 2020, cette situation devrait malheureusement s’aggraver du fait de l’accroissement démographique.
Une politique de dépistage a certes un coÛt financier, mais sans commune mesure avec celui de la prise en charge (médicale et sociale) du handicap et de la déficience visuelle. Le dépistage doit s’attacher à repérer très tôt les situations à risque d’amblyopie, cause la plus fréquente de mauvaise vision unilatérale chez l’enfant.
En France, en marge des projets locaux de dépistage qui reposent sur des initiatives individuelles de praticiens, le dépistage visuel de l’enfant, à l’âge où la cécité est encore évitable (amétropies et pathologies pouvant être prises en charge précocement), est organisé par la Protection maternelle et infantile (PMI), cependant sans consensus national fort malgré les recommandations de la HAS en 2004 [15].
Ce dépistage actuel demeure en effet imparfait et non exhaustif; il repose sur des examens paramédicaux (orthoptistes ou infirmières dans les PMI ou en milieu scolaire) et médicaux (pédiatres, médecins généralistes, médecins scolaires) intégrés le plus souvent dans une analyse globale de l’état de santé de l’enfant (vision, audition, dentition, poids, taille et éveil cognitif). Pour la recherche d’un trouble sensoriel, comme le projet EVAL MATER le recommande, un dépistage visuel se devrait d’être réalisé par un professionnel de santé formé pour la réalisation d’un bilan sensoriel spécifique ORL (otoscopie et audiogramme) et ophtalmologique (acuité visuelle par un test de Cadet, un test de Lang et un cover test) couplé en un même examen, permettant l’évaluation de la fonction auditive et visuelle. Ce bilan dit « ophtalmologique » reste cependant incomplet puisqu’il ne comprend ni l’évaluation de la puissance réfractive par autoréfractométrie sous cycloplégie, ni un examen du fond d’œil; ce qui, au vu de l’organisation actuelle en France, ne permet pas d’en faire une méthode de dépistage systématique.
Si l’ophtalmologiste est parfois directement consulté par les familles à risque ou non, après un éventuel premier bilan réalisé par un(e) orthoptiste, la plupart des enfants en âge scolaire ne bénéficient pas d’un bilan visuel avant l’âge des premières plaintes fonctionnelles qui ne sont que trop tardives.
Le carnet de santé dans sa nouvelle version de 2005, suite au rapport de la HAS précité, a permis une prise de conscience de la nécessité d’évaluer la fonction visuelle en proposant des examens orientés et guidés vers la recherche de troubles visuels, sans pour autant proposer une mesure de la réfraction ou un examen du fond d’œil, dès la naissance aux 2e, 4e, 9e et 24e mois, ainsi qu’au cours de la 3e, 4e, 6e, 8e année. Guillemet en 2010 montre que les médecins généralistes ne sont pas informés directement des résultats des dépistages réalisés en PMI ou en médecine scolaire [19]. Ils ne pratiquent pas de consultation de dépistage visuel pour la majorité, mais le font au cours de consultations pour un autre motif. Ils sont 24 % à faire le dépistage à l’âge de 3 ans, 17 % à l’âge de 4 ans, 8 % à l’âge de 5 ans.
Il faut donc réévaluer et repenser le dépistage visuel. La mise en place d’un dépistage systématique par un tandem ophtalmologiste-orthoptiste reste à consolider.
Des voies de recherche envisagent de faciliter l’utilisation d’outils de mesure réfractive non cycloplégique, permettant de répandre la mesure de la réfraction à des professionnels de santé non ophtalmologistes. En l’absence de consensus sur les valeurs seuils définies comme facteur de risque d’amblyopie, ces outils ne sont pas référencés dans tous les pays pour bien orienter l’enfant vers un examen médical spécialisé; alors qu’aux États-Unis et dans les pays anglo-saxons, la technique du photoscreening, utilisée en pratique courante comme outil de mesure réfractive non cycloplégiante [20], a démontré son efficacité comme méthode de dépistage de masse dans la tranche d’âge des 3 à 4 ans.
Au cours des dernières décennies, les progrès constants médico-chirurgicaux et les avancées technologiques ont permis de traiter plus efficacement des pathologies cécitantes, classées désormais parmi les pathologies cécitantes évitables. Il en est ainsi des cataractes et des glaucomes congénitaux, de la rétinopathie des prématurés, du rétinoblastome.
L’une des difficultés majeures dans la prise en charge d’une cataracte congénitale unilatérale ou bilatérale réside dans le fait qu’il existe un déficit visuel par non-apprentissage dÛ à l’amblyopie de déprivation. Depuis ces 20 dernières années, les résultats fonctionnels ont progressé grâce à l’amélioration des techniques chirurgicales (microchirurgie bien codifiée [21] et précoce, correction plus précise de l’aphaquie – implant primaire et secondaire, lentilles, lunettes – et surtout traitement de l’amblyopie par occlusion [22]). Les résultats obtenus selon l’âge d’implantation, le type et la polarité montrent que, toutes formes confondues [23], l’acuité visuelle (AV) en LogMAR se répartit selon une médiane de 0,45 (5/10) dans les cataractes bilatérales et de 0,7 (2/10) dans les cataractes unilatérales. La précocité de la chirurgie permet un meilleur pronostic mais expose à plus de complications, surtout glaucomateuses [24].
L’exigence thérapeutique a permis de faire des avancées considérables pour le dépistage (apport de la RetCam™) et le traitement (laser et plus récemment injections d’anti-vascular endothelial growth factor ou anti-VEGF). Une évaluation du rapport coÛt/efficacité du dépistage et de la photocoagulation au laser a été menée par une étude multicentrique américaine (Californie, Louisiane et Texas) à partir des enregistrements de deux unités de soins intensifs néonataux où ont été dépistés et traités 515 nourrissons diagnostiqués pour ROP sur une période de 2 ans [25]. Les AV ont été évaluées 10 ans après le traitement laser et comparées à celles d’un groupe contrôle; 11,2 % ont reçu un traitement par photocoagulation au laser avec un traitement bilatéral dans 95,5 % des cas, 12,5 % des enfants traités ont nécessité un second traitement laser. Les AV moyennes ont été de 0,5 (Snellen 20/40) pour les yeux traités au laser et de 0,20 (Snellen 20/100) pour ceux qui n’ont pas reçu de traitement. Cette étude conclut que la prise en charge de la ROP selon les recommandations de l’étude ETROP, incluant le dépistage et un traitement laser, reste extrêmement performante en termes de rapport coÛt/efficacité. L’acuité obtenue permet une bonne qualité de vie. L’étude française EPIPAGE-2 menée sur 4 290 prématurés a montré une amélioration de survie au-delà de 25 SA [26]. En 2011, l’étude BEAT-ROP [27] a permis de comparer l’efficacité des deux traitements de référence que sont les injections intravitréennes (IVT) d’anti-VEGF et le laser. Une étude pharmaceutique en cours permettra d’évaluer au niveau international l’efficacité du ranibizumab et son passage systémique (étude RAINBOW).
C’est une cause majeure de cécité dès les premiers jours de vie qui nécessite une chirurgie filtrante en urgence pour enrayer les complications dues à la distension du globe oculaire sous l’effet de l’hypertonie intra-oculaire. La chirurgie filtrante permet d’obtenir de très bons résultats si elle est effectuée précocement. Freedman a étudié la qualité de vie de 43 enfants atteints de glaucome congénital et montre à partir d’une analyse multivariée qu’elle n’est pas liée au sexe (p = 0,22), à l’âge (p = 0,054), à l’unilatéralité ou à la bilatéralité du glaucome (p = 0,253), au nombre de chirurgies (p = 0,638), au nombre de médicaments prescrits (p = 0,943), à la fréquence de la prescription (p = 0,932) mais au niveau d’AV sur le meilleur œil avec un cut-off situé à 5/10 [16].
Ainsi, une qualité de vie peut être préservée à ces enfants à la condition d’obtenir une acuité visuelle finale d’au moins 5/10 et un champ visuel suffisant.
En ce qui concerne le rétinoblastome, les progrès thérapeutiques ont essentiellement permis de diminuer la toxicité des traitements conservateurs (en évitant la radiothérapie externe) et d’augmenter le taux de conservation oculaire. Les résultats visuels restent cependant toujours conditionnés par la précocité diagnostique et la localisation tumorale par rapport à la macula. Lorsqu’il existe un antécédent familial de rétinoblastome, et que le dépistage est correctement réalisé avec un rythme adapté au risque génétique, la prise en charge thérapeutique permet d’obtenir une acuité visuelle au niveau du meilleur œil d’au moins 0,5 (5/10) dans 72 % des cas. Parmi ces formes familiales bien dépistées, 10 % auront cependant après traitement une acuité visuelle binoculaire inférieure à 1/20 en raison d’une atteinte maculaire bilatérale dès les premiers jours de vie. Lorsqu’il n’existe pas d’antécédent familial, le diagnostic ne sera fait qu’à un stade symptomatique (leucocorie, strabisme) et la prise en charge nécessitera encore souvent de recourir à l’énucléation d’un œil (50 % des formes bilatérales et 71 % des formes unilatérales). Les yeux, pour lesquels un traitement conservateur est réalisé, ne récupéreront une acuité visuelle finale supérieure à 0,50 (5/10) que dans 62 % des cas.
Les craniosténoses sont des affections rares, potentiellement cécitantes dont le diagnostic et la prise en charge doivent être précoces. Si la malformation craniofaciale a une responsabilité directe dans la survenue des complications neurologiques redoutées avec atteinte du nerf optique (œdème puis atrophie par hypertension intracrânienne), l’existence simple de troubles réfractifs et oculomoteurs consécutifs à la malformation est tout aussi délétère sur la fonction visuelle. Leur prise en charge, qui doit être le plus précoce possible, a été grandement améliorée par : les techniques d’examens complémentaires (RetCam, OCT, échographie, potentiels évoqués visuels [PEV], angiographie rétinienne et rétinographie); le traitement des anomalies réfractives et strabiques; la chirurgie craniofaciale. Ainsi, chez le nourrisson atteint, le dépistage systématique d’un œdème papillaire au fond d’œil qui peut être présent dès les premiers mois (et évoluer vers l’atrophie optique post-stase) indique une chirurgie de décompression craniofaciale en urgence qui seule préservera le nerf optique. Cette atteinte papillaire est plus fréquente selon le nombre, la localisation des sutures concernées (cintre bicoronal) et le caractère syndromique de la craniosténose. Par ailleurs, dans tous les types de craniosténose syndromique ou non syndromique, les anomalies réfractives et les désordres oculomoteurs sont beaucoup plus fréquents que dans la population générale; non dépistés et/ou non traités, ils conduisent à une amblyopie fonctionnelle qui viendra se surajouter à l’amblyopie organique de l’atteinte papillaire voire cornéenne associée (exorbitisme). Depuis ces 20 dernières années, les résultats fonctionnels visuels ont progressé grâce à cette action conjointe de la chirurgie craniofaciale précoce, de la correction optique associée au traitement de l’amblyopie par occlusion et de la chirurgie oculomotrice.
En résumé, grâce aux progrès technologiques et thérapeutiques, il est désormais possible dans une majorité de pathologies cécitantes organiques (même dans certaines formes initiales des plus sévères) d’obtenir une acuité visuelle finale d’au moins 5/10, évitant ainsi la cécité. Ce niveau d’acuité préserve une qualité de vie à ces enfants [15] si elle s’accompagne d’un champ visuel suffisant (au moins 120° les deux yeux ouverts) et d’une bonne oculomotricité (pas de diplopie, pas de limitation de duction).
Un des rôles de l’ophtalmopédiatre est d’assurer la formation :
de ses confrères non-ophtalmologistes amenés à suivre et dépister les troubles visuels de l’enfant. Cela devrait passer par l’élaboration d’un projet pédagogique national englobant les médecins généralistes, les pédiatres, les médecins de PMI, les médecins scolaires;
des paramédicaux en établissant des programmes de soins, de suivi et d’enseignement avec les orthoptistes, les psychologues, les infirmières, les psychomotriciens et les ergothérapeutes.
La prise en charge ophtalmologique de l’enfant doit être effectuée par des équipes médico-chirurgicales et anesthésiques rompues aux pathologies congénitales pédiatriques et aux techniques de pointe. Pour parfaire cette recherche d’une efficience thérapeutique chez l’enfant, l’ophtalmopédiatrie vient d’être reconnue comme une hyperspécialité, nécessitant une formation initiale et continue entrant dans la réforme du diplôme d’étude supérieure (DES) d’ophtalmologie. Il sera obligatoire de valider ce DES pour exercer une activité chirurgicale de strabisme et d’ophtalmopédiatrie 2 ou 3 années de spécialisation après les deux périodes dites « socle » et « intermédiaire » (Conseil national des universités, 2016). Pour compléter ce propos, on peut citer la rigueur du système médical nord-américain qui depuis longtemps évalue les compétences techniques des opérateurs en exigeant une mise à jour régulière de leur pourcentage d’activité et de complications, ne faisant plus référence aux résultats de la littérature : il serait souhaitable que la France adopte désormais cette politique de santé pour toutes les spécialités où il existe des actes techniques et a fortiori lorsqu’elles concernent l’enfant.
Par ailleurs, cette hyperspécialisation a aujourd’hui un attrait limité auprès des jeunes ophtalmologistes, car elle concerne une population restreinte de 0 à 18 ans, plus médicale que chirurgicale avec de ce fait un faible pouvoir attractif sur l’industrie.
Elle est par ailleurs faiblement rémunératrice par rapport au temps à investir. Cet élément associé à la pénurie médicale actuelle rend problématique un accès rapide aux soins d’ophtalmopédiatrie. Une révision à la hausse du numerus clausus et de la codification de l’examen ophtalmopédiatrique par les autorités de tutelle semble désormais indispensable.
La prise en charge et l’autonomie des enfants aveugles et malvoyants ont été grandement améliorées par les progrès technologiques pour l’accompagnement du handicap.
L’investissement va du matériel le plus simple (horlogerie; locomotion; lecture/écriture; papeterie; environnement domestique avec appareils vocaux; instruments de mesure et de bricolage; lampes; jeux et loisirs : jeux éducatifs, jeux de société, puzzles, etc.) aux équipements les plus sophistiqués qui pourront aider au développement de l’enfant malvoyant ou aveugle ou être utilisés par le jeune adulte malvoyant dans le cadre d’activités professionnelles ou sportives y compris jusqu’à un très haut niveau (matériels d’agrandissement : loupes électroniques, télé-agrandisseurs monoblocs ou transportables; matériels et logiciels informatiques : reconnaissance vocale, terminaux en braille, systèmes logiciels d’agrandissement de caractères; divers matériels électroniques : tablettes, preneur de notes, dictaphone adapté, téléphonie mobile, agendas électroniques, GPS vocal).
Depuis 10 ans, en réponse à l’attente des enfants déficients visuels qui deviennent adultes, des recherches fondamentales et appliquées visent à améliorer l’autonomie des déficients visuels en développant de nouvelles technologies interactives. L’orientation, la mobilité, l’accessibilité des documents (cartes géographiques), des dispositifs mobiles (smartphones ou tablettes) ou la simulation de la vision prothétique (implant rétinien ou cortical) sont les principaux axes de recherche [28].
Ainsi, la prise en charge de la déficience visuelle bénéficie de nombreux progrès thérapeutiques et techniques qui permettent de mieux déterminer les facteurs de performance visuelle et d’adapter l’environnement des malvoyants en optimisant leurs capacités et en leur permettant dans certains cas une intégration professionnelle. Elle n’en reste pas moins coÛteuse et implique une prise de conscience politique en termes d’économie de santé.
La déficience visuelle a non seulement un impact majeur sur la vie quotidienne des personnes touchées mais également des effets économiques considérables sur leurs familles, les organismes de soutien étatiques, la société dans son ensemble. En France, dans le premier plan du handicap visuel de 2008-2011 « pour une intégration pleine et entière des personnes aveugles et malvoyantes à la vie de la cité » , les rapporteurs avaient chiffré le coÛt global à près de 18 millions d’euros sur 3 ans, mais ce plan restait centré sur la prise en charge de la malvoyance de la personne âgée et n’était pas spécifiquement axé sur l’enfant.
Les études d’impact économique de la prise en charge du handicap visuel par la société ont été faites surtout dans les pays anglo-saxons.
Les coûts de santé de la déficience visuelle et de la cécité sont directs et indirects et augmenteront d’ici 2020 :
les coûts directs totaux de la réhabilitation et des soins apportés aux déficients visuels concernent le traitement de l’ensemble des pathologies oculaires : fonctionnements des services médicaux et paramédicaux, coûts des produits pharmaceutiques, coÛt de la recherche en ophtalmologie et en ergonomie, coûts administratifs. Il est à noter qu’un enfant qui soit échappe au dépistage, soit subit un retard de diagnostic ou un traitement inadéquat peut être directement pénalisé et représenter un coÛt supplémentaire futur pour la société;
les coûts indirects résultent des pertes de productivité et de la marginalisation sociale; ils sont moins apparents mais tout aussi importants :
pertes de revenus pour les malvoyants et leurs parents liées à des dépenses inévitables pour un réaménagement à domicile et la réadaptation;
perte en termes de prestations sociales et de fiscalité liées à une insertion professionnelle incomplète et souvent peu rémunératrice;
coÛt social de la prise en charge de la douleur, de la souffrance, d’une mort prématurée.
Le financement public des soins de santé, les prestations sociales aux aveugles et les recettes fiscales perdues en raison de la cécité ont et auront une incidence économique non négligeable dans nos sociétés. Ainsi :
aux États-Unis, Wittenborn [29] estimait le coÛt de la perte de vision et des troubles oculaires dans la population des moins de 40 ans à 27,5 milliards de dollars en 2013, dont 5,9 milliards de dollars pour les enfants;
en Irlande, Green [30] estime qu’il y avait 12 995 personnes aveugles en 2010 et qu’il y en aura 17 997 en 2020. Les coûts économiques et financiers totaux de la cécité en 2010 étaient respectivement de 276,600 millions d’euros et de 809 millions d’euros et passeront respectivement en 2020 à 367 millions d’euros et 1,1 milliard d’euros;
en Australie, en 2004, le gouvernement a estimé le coÛt à 26 720 dollars par patient et par an pour un coÛt direct total du traitement des affections oculaires de 1,3 milliard de dollars;
en Inde, le coÛt de la cécité a été estimé à 4,4 milliards de dollars pour l’année 1997.
En France, il n’existe pas à ce jour d’étude économique similaire précise sur le coÛt de la cécité ou de la malvoyance. Un certain nombre de dépenses pourraient toutefois être individualisées et chiffrées :
liées aux structures de soins : coÛt du dépistage couplé au traitement des maladies pour la ROP, le rétinoblastome, le glaucome congénital, la cataracte congénitale, les troubles réfractifs, le strabisme, etc. Il serait souhaitable que tous les acteurs dont l’assurance maladie présentent un état des dépenses de ces structures afin de donner plus de lisibilité dans l’analyse de ces dépenses;
liées au dépistage primaire;
liées au fonctionnement des structures médico-éducatives qui prennent en charge l’enfant déficient visuel. Il existe non seulement des établissements privés gérés par des associations sous tutelle du ministère de l’Emploi et de la Solidarité mais également des établissements publics sous tutelle du ministère de l’Éducation nationale et des établissements mixtes. Deux types de structures se complètent : les établissements spécialisés au sein desquels les enfants suivent une scolarité spécifiquement adaptée à leur handicap visuel et les SESSAD qui soutiennent les enfants menant une scolarité en milieu normal. S’il en a les moyens, un jeune malvoyant pourra poursuivre ses études jusqu’à la fin du secondaire en cycle normal, en bénéficiant d’un soutien médico-social (orthoptiste, psychomotricien, ergothérapeute, etc. l’accompagnant sur les lieux de scolarité) et d’un soutien pédagogique avec un professeur spécialisé de l’Éducation nationale en lien avec un enseignant référent de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH);
liées aux techniques de compensation :
l’aide paramédicale permettant le développement des moyens sensoriels et psychomoteurs avec différents objectifs :
mettre en place : une stimulation de la vision fonctionnelle pour les enfants malvoyants, des sens compensatoires pour les enfants en état de cécité, des aides optiques et non optiques, des techniques palliatives (braille, locomotion, etc.);
soutenir les parents dans l’élaboration du projet de vie de leur enfant;
participer au projet personnalisé de scolarisation (PPS).
liées aux allocations d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH), qui représente une dépense importante. Les conditions d’attribution en ont été modifiées en avril 2002, elles sont désormais attribuées en fonction des indices d’acuité visuelle et varient selon le degré de dépendance. Ainsi en avril 2016, la grille d’attribution mensuelle de cette AEEH est la suivante :
base : 130,12 euros;
complément catégorie 1 : 227,71 euros (tierce personne discontinue);
complément catégorie 2 : 394,42 euros (tierce personne constante);
complément catégorie 3 : 504,21 euros;
complément catégorie 4 : 709,84 euros;
complément catégorie 5 : 871,02 euros;
complément catégorie 6 : 1234,30 euros.
Ces projets de soins sont soutenus et coordonnés par des équipes pluridisciplinaires : orthoptie, apprentissage des activités de vie journalière (AVJ), psychomotricité, ergothérapie, locomotion, suivi psychologique, etc. Une coopération est indispensable entre ces structures, les familles et les MDPH afin d’optimiser les attributions des soutiens financiers et la fourniture de matériel spécialisé (voir plus haut). Les parents isolés se retrouvent souvent complètement dépassés par la complexité du parcours administratif;
La mise en place de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) a introduit dans la procédure budgétaire publique le concept d’une analyse globale et non sectorielle de la dépense publique. Cette nouvelle analyse – appelée après changement de gouvernement la révision générale des dépenses publiques (RGPP) puis la modernisation de la dépense publique (MAP) – devrait pouvoir permettre de considérer la prévention comme une dépense qui réduira des économies les années suivantes.
Le système visuel participe au développement général de l’enfant; c’est un des éléments sensoriels les plus importants car, par son rôle de transmission des informations, il contribue au développement des mécanismes cognitifs telles la connaissance, la mémoire, l’attention et la représentation mentale.
Une prise en charge ophtalmologique peut aller de la prescription d’une simple paire de lunettes où il ne faut pas méconnaître une pathologie oculaire sous-jacente, jusqu’au bilan d’une pathologie complexe associée ou non à un polyhandicap.
Il faut donc organiser et réaliser, le plus précocement possible, un dépistage par des professionnels de santé formés et sensibilisés aux risques d’une pathologie cécitante ou non, méconnue ou mal traitée de la petite enfance à la fin de l’adolescence.
La prise en charge thérapeutique doit être effectuée sans délai, tout en accompagnant l’enfant par un suivi médico-social pluridisciplinaire. Lorsqu’il n’y a pas de thérapeutique possible, l’ophtalmopédiatre ne doit pas abandonner le principe d’un suivi précoce afin d’orienter l’enfant vers des structures éducatives spécialisées qui lui donneront les meilleures chances d’insertion dans notre société.
Atteindre un niveau fonctionnel visuel assurant une qualité de vie normale à l’enfant déficient devenu adulte doit désormais être l’objectif de tout ophtalmologiste assumant ou non une activité d’ophtalmopédiatrie. C’est un enjeu majeur de santé publique, avec un coÛt certain pour la société, mais sans commune mesure avec celui de la négligence du handicap : sur la base des recommandations de l’OMS de 1999 définissant « le droit à la vue » , la société se doit donc de mettre en place tous les outils et moyens nécessaires pour que l’ophtalmopédiatrie puisse assurer pleinement ce droit à l’enfant.
Cet enjeu majeur de santé publique pour les années à venir ne doit laisser indifférent ni les pouvoirs publics et politiques ni les acteurs de la prise en charge des enfants dès leur naissance. C’est un devoir moral pour tous ces intervenants.
Se battre dès la naissance pour défendre le « droit à la vue » pour une vie meilleure se doit d’être le devoir moral de tout ophtalmologiste et de tout acteur de cette prise en charge.
Remerciements pour la relecture : Dr Aurore Aziz, Marie Beylerian, Sophie Bertrand, Dr Emmanuel Bui Quoc, Marie Callet, Sylvie Chevallier, Dr Frédéric Collet, Dr Christine Levy, Monique Marongiu, Pr Solange Milazzo, Dr Grégoire Pech-Gourg, Pr Gilles Renard, Jean-Paul Segade (IGASS).
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