C. Miège, D. Meslin, A. Rodriguez
Un quart de la population mondiale est aujourd’hui presbyte, proportion qui dépasse d’ores et déjà 40 % en Europe occidentale et en France, et croît régulièrement du fait de l’allongement de la durée de la vie (cf. chapitre 20 « Le candidat à la chirurgie réfractive »). Cette population, de plus en plus longtemps active, présente des besoins visuels variés qui nécessitent des équipements visuels performants et adaptés [24].
Les verres correcteurs, ou ophtalmiques, sont de très loin le moyen de correction le plus répandu pour la compensation des amétropies et de la presbytie. En France, plus de 95 % des personnes qui portent une correction possèdent des lunettes, alors que seulement 8 % sont équipés de lentilles de contact et que moins de 1 % ont subi une chirurgie réfractive [5].
De plus, les verres correcteurs restent le plus souvent un mode de correction complémentaire aux autres modalités. Une étude récente a montré que 80 % des porteurs de lentilles de contact possédaient aussi des verres correcteurs, ainsi que 35 % des opérés par chirurgie réfractive et 20 % des patients implantés avec des implants multifocaux ou accommodatifs. Ces équipements complémentaires sont rendus nécessaires par les spécificités d’une activité particulière ou comme moyen efficace de protection contre l’éblouissement ou les rayonnements nocifs.
Au cours des dernières décennies, les verres ophtalmiques ont connu de très nombreuses évolutions tant du point de vue de la géométrie de leurs surfaces optiques que des matériaux et traitements qui les composent. Ils sont devenus des produits de conception et fabrication très complexes dont la sophistication est souvent mal connue. C’est la raison pour laquelle ce chapitre aborde leur étude de manière détaillée. Après avoir rappelé les moyens de détermination de l’addition, on y détaille les différents types de géométries de verres, les avancées les plus significatives en matière de design optique et les bénéfices associés en termes de performances.
La part des verres progressifs en France dans l’ensemble des modalités possibles (environ 60 %) est l’une des plus importantes au monde et ne cesse de croître du fait de leurs performances et de la diversité de l’offre, qui permet aujourd’hui de répondre à la plupart des besoins [5].
Au-delà de la performance intrinsèque des produits, il est important de souligner l’importance de la qualité de l’ensemble de la chaîne de prescription, depuis les prises de mesure, les différentes étapes de fabrication de l’équipement jusqu’aux ajustements à la morphologie des patients. Ce professionnalisme de l’amont à l’aval est le seul garant du degré de performance visuelle et de la facilité d’adaptation pour nos patients.
Une étude récente menée en France [21] a montré que le degré de satisfaction des patients passait de 39 % pour un équipement et une prestation standards à 70 % pour le meilleur verre progressif du marché prescrit et adapté par les professionnels les plus compétents disposant des moyens de mesure les plus avancés.
La correction optique par verres de lunettes se situe au carrefour de nombreuses disciplines : médecine, physiologie, psychologie, physique, chimie, technologie.
La détermination précise de la meilleure addition est déterminante pour le confort du presbyte. Pourtant, les méthodes de prescription de l’addition sont diverses et ne font pas aujourd’hui l’objet d’une unanimité. Chaque praticien prescrit l’addition du presbyte selon l’enseignement qu’il en a reçu ou selon l’expérience qu’il a acquise. Ce chapitre propose de rappeler le principe de la correction du presbyte, de détailler la profondeur de champ du presbyte corrigé, de passer en revue les différentes méthodes de prescription de l’addition et de conclure par quelques recommandations pratiques.
L’œil possède une capacité maximale d’augmentation de sa puissance, dénommée amplitude maximale d’accommodation, qui détermine le point le plus rapproché dont il peut former une image nette sur sa rétine (fig. 3-1). On appelle parcours de l’accommodation, la distance qui sépare le point objet R le plus éloigné vu net sans accommoder (punctum remotum) et le point objet P le plus rapproché vu net en accommodant au maximum (punctum proximum). Chez l’emmétrope, ce parcours d’accommodation s’étend de l’infini au proximum situé à distance finie. Chez le myope, le parcours est réel et entièrement localisé à distance finie en avant de l’œil. Chez l’hypermétrope, le parcours d’accommodation est en partie virtuel (en arrière de l’œil) et en partie réel (en avant de l’œil).
L’amplitude d’accommodation A mise en jeu pour regarder un objet rapproché T correspond à la différence de proximité entre cet objet et celle du remotum, soit :
Fig. 3-1 Principe de compensation de l’œil presbyte.
Du point de vue optique, l’œil presbyte n’est plus en mesure d’augmenter sa puissance de manière suffisante pour former, des objets rapprochés, une image nette sur sa rétine. Le principe de la compensation de l’œil presbyte est alors de suppléer en vision de près à l’insuffisance d’amplitude d’accommodation de l’œil par un verre de puissance positive. Ce dernier, qui vient s’ajouter à la correction éventuelle d’une amétropie, est dénommé addition. La prescription d’une telle addition a pour effet de redonner au presbyte un parcours d’accommodation apparent de vision de près localisé sensiblement à la distance des objets rapprochés qu’il regarde. Ce parcours apparent de vision de près a pour propriété optique d’être le conjugué optique objet du parcours d’accommodation de vision de loin à travers l’addition.
Le dosage de la prescription a une influence directe sur la profondeur du champ de vision dont jouira le presbyte corrigé. En effet, les limites du parcours de vision de près restitué sont déterminées par la puissance de l’addition prescrite et par l’amplitude de l’accommodation restante. Le parcours d’accommodation de vision de près sera d’autant plus rapproché et d’étendue plus limitée que l’addition sera plus forte et il sera également d’étendue d’autant plus limitée que l’amplitude d’accommodation restante sera plus faible. On constate ainsi que la prescription d’une addition plus forte réduit la profondeur du parcours d’accommodation apparent utilisable et que, lors de l’évolution de la presbytie, les deux effets d’augmentation de l’addition et de la réduction de l’amplitude d’accommodation restante se cumulent malheureusement pour réduire la profondeur du parcours de vision de près utilisable.
Notons enfin que, lors de la détermination de l’addition, tout presbyte est naturellement demandeur de puissance convexe plus forte et de l’effet grossissant associé. Ainsi, une augmentation de 0,50 D de la prescription de vision de près apparemment confortable et anodine lors de l’examen peut se révéler particulièrement pénalisante dans l’usage quotidien des verres. L’art du prescripteur est alors de savoir user de l’addition avec modération et de doser la correction de la presbytie avec précision.
Cette approche consiste, à partir d’une table de correspondance âge-addition (tableau 3-I), à choisir une valeur d’addition à essayer au patient et à en vérifier l’efficacité. Fondée sur des valeurs statistiques moyennes, cette méthode n’est que très approximative. En fonction de la table utilisée, les valeurs d’addition peuvent varier considérablement. Par ailleurs, l’âge de manifestation de la presbytie étant variable d’un patient à l’autre, en particulier en fonction de la latitude à laquelle il vit, cette méthode manque totalement d’universalité et donc de précision.
Les correspondances sont présentées ici non pas comme un « tableau de prescription » mais simplement comme des données utilisables pour une « addition de première intention » avant la vérification du confort visuel. Au-delà de la discussion sur l’exactitude de ces valeurs statistiques, on retiendra que l’addition n’est généralement pas encore de 2 D à cinquante ans, à peine de l’ordre de 2,50 D à soixante ans et de 3,00 D à soixante-dix ans, et que les additions de 3,25 D et 3,50 D ne devraient être que très rarement proposées.
Tableau 3-I Correspondance âge-addition.
Elle consiste à essayer successivement des additions croissantes, par pas de 0,25 D, jusqu’à obtenir la lecture confortable des plus petits caractères du test de lecture. L’inconvénient de cette méthode est qu’elle ne s’accompagne généralement pas de critère précisant l’arrêt de l’ajout de puissances convexes que le patient apprécie pour leur effet grossissant ; elle comporte donc le risque d’aboutir à une prescription d’addition trop élevée.
Très utilisée par les Anglo-Saxons, la méthode consiste à introduire binoculairement, devant les yeux du patient, une formule de cylindre croisé + 0,25 (– 0,50) avec axe du cylindre négatif à 90° et à lui présenter, à 40 cm, un test composé d’une croix faite de traits horizontaux et verticaux. Ne pouvant accommoder sur le test, le patient presbyte perçoit plus nettement les lignes horizontales que les lignes verticales. L’introduction progressive de puissance convexe par incréments de 0,25 D permet d’obtenir l’égalité de perception des horizontales et des verticales. En pratique, on continue à introduire des verres convexes jusqu’à obtenir la préférence pour les lignes verticales et on retient pour valeur de l’addition à prescrire la puissance donnant la meilleure égalité entre les horizontales et les verticales. Cette méthode est difficilement praticable avec la lunette d’essai. Elle présente l’avantage de ne pas faire appel à la lecture du patient mais l’inconvénient d’être réalisée dans des conditions de vision relativement artificielles et peu stimulantes voire inhibitrices pour l’accommodation.
Comportant des similitudes avec la méthode précédente, la méthode du rouge/vert exploite l’aberration chromatique de l’œil (fig. 3-2). Le patient presbyte regardant un test rouge-vert à 40 cm aura naturellement une préférence pour la perception des caractères sur fond vert. L’introduction progressive de puissance convexe par quarts de dioptrie successifs permettra d’obtenir l’égalité rouge-vert et, directement, la valeur de l’addition. La variabilité de réaction d’un patient à l’autre, l’évolution de l’aberration chromatique avec l’âge et la stimulation différente de l’accommodation par le rouge et le vert font que cette méthode est toujours à utiliser avec prudence.
Fig. 3-2 Principe de détermination de l’addition par la méthode du test « rouge/vert ».
Son principe est de déterminer l’amplitude d’accommodation restante du patient à l’aide d’un test de lecture et d’en déduire la valeur de l’addition à prescrire. La mesure de l’amplitude d’accommodation peut être réalisée soit avec un test de lecture mobile soit avec un test fixe :
– avec le test mobile, le principe est de rechercher la position du punctum proximum d’accommodation (PPA). Pour cela, on rapproche le texte jusqu’à ce que le patient ne puisse plus lire et on en déduit l’amplitude d’accommodation maximale (Amax), qui est l’inverse de cette distance exprimée en mètres. La difficulté de cette mesure est l’imprécision possible dans l’estimation de la distance limite de lecture, en particulier chez le presbyte confirmé ;
– avec le test fixe, placé par exemple à 40 cm, la mesure consiste à demander au patient de lire les plus petits caractères possibles et à l’accompagner en introduisant progressivement des verres convexes par quart de dioptrie jusqu’à rendre tout juste possible la lecture du plus petit texte (Parinaud 2, par exemple). L’amplitude maximale d’accommodation est alors donnée par la formule : Amax= 2,50 D (proximité du test) – Puissance convexe ajoutée.
Une fois l’amplitude d’accommodation mesurée, on calcule la valeur de l’addition afin que le patient mette en jeu, à sa distance habituelle de lecture, soit la moitié (critère de Sheard) soit les deux tiers (critère de Percival) de son amplitude d’accommodation restante par la formule :
– critère de Percival : ;
– critère de Sheard :.
La méthode de l’« addition minimale » est une méthode simple et éprouvée de prescription de l’addition. Son principe est de redonner à tout patient presbyte une accommodation apparente de 3,50 D, c’est-à-dire de lui rapprocher son punctum proximum corrigé à une distance fixe de 28 cm (1/3,50 D). Pour cela, on détermine à la distance de 40 cm la valeur de l’« addition minimale » juste nécessaire pour lire les petits caractères du test de lecture (Parinaud 2, par exemple) et on y ajoute + 1,00 D afin d’obtenir l’addition confortable pour la vision de près.
Chez le presbyte, il est tout à fait essentiel de bien corriger la vision de loin et de toujours proposer la puissance convexe maximale donnant la meilleure acuité.
Pour le myope, cette correction ne pose généralement pas de souci particulier, il faut juste se garder de proposer une puissance trop concave qui augmenterait d’autant la valeur de l’addition. On pourra, au test duochrome, retenir la puissance donnant l’égalité de noirceur des caractères sur le rouge et le vert ou conserver la sphère donnant la dernière préférence pour le rouge.
Pour l’hypermétrope, elle est en revanche plus délicate à réaliser. Deux types de problèmes peuvent se présenter :
– soit la correction de l’hypermétropie est insuffisante et la valeur de l’addition en est augmentée d’autant, avec son cortège de conséquences ;
– soit la correction est trop forte et se révèle source d’inconfort en vision de loin pour le patient.
Le dosage de la correction est donc essentiel : autant il est important de bien corriger l’hypermétrope presbyte, autant il ne s’agit pas de le surcorriger. On pourra, par exemple, à l’examen subjectif, utiliser le test duochrome et retenir la sphère la plus convexe donnant la dernière préférence pour le vert en s’assurant que cette sphère procure bien au patient l’acuité visuelle maximale.
Pour ce qui est de l’astigmatisme, on préférera le corriger jusqu’à la valeur améliorant l’acuité visuelle et pas forcément en totalité, afin de minimiser les effets secondaires que sa correction peut occasionner.
Ceci pour deux raisons : la première est que la distance moyenne de vision rapprochée est plus proche de 40 cm que de 33 cm et qu’il est souhaitable de se rapprocher de cette distance ; la seconde est qu’une imprécision sur le positionnement du test de vision de près aura de moindres conséquences sur la précision de la prescription si l’examen est réalisé à 40 cm que s’il est réalisé à 33 cm (souvenons-nous en effet qu’un éloignement de 10 cm à une distance de 40 cm aura optiquement autant de conséquence qu’un rapprochement de 5 cm à 33 cm). Par ailleurs, l’utilisation d’une distance identique pour tous les examens est plus aisée pour le praticien et aussi, grâce à sa reproduction, source d’expérience pour lui.
Dès l’addition déterminée, on pourra, avec l’âge du sujet, en comparer la valeur avec les données statistiques (tableau 3-I), afin de s’assurer en particulier que l’addition n’est pas excessive. Ces données sont des valeurs moyennes observées sur des presbytes occidentaux et applicables en France.
Avec l’addition trouvée, on fera d’abord évaluer par le patient sa qualité de lecture en vision de près. Puis, afin de s’assurer de sa bonne vision de très près, on demandera au patient de lire le Parinaud 2 et de rapprocher le test de lecture jusqu’à ce que celui-ci devienne flou c’est-à-dire non lisible. Cette perte de lisibilité devra intervenir entre 30 et 20 cm, de préférence autour de 25 cm. Si elle se produit au-delà de 30 cm, on considérera l’addition comme insuffisante et, en deçà de 20 cm, comme trop forte. Enfin, on s’enquerra de savoir quelle est la distance habituelle de lecture du patient pour moduler l’addition en fonction de ses besoins : on réduira l’addition si la distance de lecture est plus éloignée que la moyenne et on l’augmentera si celle-ci est plus rapprochée. En particulier, on veillera, pour le presbyte avancé, à ne pas prescrire une addition qui rendrait floue sa vision à sa distance habituelle de lecture ou de travail (cas des écrans, par exemple). Par ailleurs, si le patient a des exigences très importantes en vision rapprochée, on pourra lui proposer un équipement spécifique de vision de près en verres unifocaux dont la puissance sera augmentée de + 0,25 D à + 0,50 D voire plus par rapport à une compensation en verres progressifs. En revanche, on évitera de surcorriger l’addition en verres progressifs, ce qui aurait pour conséquence de réduire le champ de vision et de rendre l’adaptation moins aisée.
Deux tests très simples peuvent permettre une vérification très facile et rapide de l’addition du presbyte.
C’est un test de vérification du bon dosage de l’addition. Il utilise le principe optique de l’aberration chromatique de l’œil. En absence d’accommodation, un œil presbyte parfaitement corrigé de près voit les optotypes légèrement plus noirs sur fond vert ou avec le même contraste sur les deux plages. S’il est surcorrigé, il les voit plus noirs sur le fond rouge : ce qu’il faut précisément éviter dans le cas du presbyte.
C’est un test de mise au point pour vérifier que la valeur de l’addition prescrite est en adéquation avec la distance de travail du sujet (fig. 3-3). Le sujet, équipé de sa correction de vision de près place la mire à sa distance habituelle de lecture et en observe le centre. Si les cercles du centre de la mire sont vus déformés, cela indique que la correction en vision de près n’est pas en adéquation avec la distance de lecture, qu’elle est soit trop faible, soit trop forte.
Fig. 3-3 Check test : mire de Helmholtz.
Bien qu’ils ne représentent plus aujourd’hui en France qu’une faible part des verres utilisés pour la correction des presbytes (moins de 5 % [5]), les verres bifocaux présentent des caractéristiques optiques et des applications intéressantes à aborder ici. Ils sont essentiellement utilisés pour le renouvellement des équipements de presbytes déjà porteurs de ce type de verres, mais également pour des équipements particuliers de vision de loin et de près.
Le verre double-foyer, ou bifocal, est un verre d’une seule pièce destiné essentiellement aux presbytes dans lequel une partie de la surface permet la vision de loin et l’autre la vision rapprochée, voire une troisième dans le cas des verres triple-foyer pour la vision intermédiaire. Leur première apparition remonte à la fin du xviiie siècle avec les « bésicles à double vue » proposées par Benjamin Franklin (1760) réalisées par l’assemblage de deux moitiés de verres dans une même monture. Ils ont bien sûr connu depuis de nombreuses transformations et améliorations. Nous ne retiendrons ici que les types de bifocaux le plus couramment employés aujourd’hui.
D’une manière générale, on peut classer les verres multifocaux (bi- ou trifocaux) en deux grandes catégories définies par leur mode de réalisation : les multifocaux taillés et les multifocaux fusionnés. En effet, une même différence de puissance entre la vision de loin et la vision de près peut s’obtenir soit par un changement de la courbure d’une des deux faces du verre (bifocaux taillés), soit en conservant un même rayon de courbure par l’inclusion d’un matériau d’indice de réfraction plus élevé (bifocaux fusionnés).
Tous les multifocaux organiques, qui sont fabriqués par moulage, et certains multifocaux minéraux fabriqués par usinage appartiennent à la catégorie des multifocaux taillés. Ils sont dénommés ainsi parce que le segment est obtenu en taillant, c’est-à-dire en usinant la surface du moule ou du verre de façon à obtenir deux plages de puissances différentes et donc l’addition recherchée. Cette taille fait apparaître une ligne de séparation qui, selon les procédés d’usinage, peut être plus ou moins visible. Cette différence d’aspect entraîne aussi et surtout des propriétés optiques différentes.
De nombreuses géométries de verres bifocaux sont disponibles, tant du point de vue des formes que des dimensions ou positionnement du segment de vision de près (fig. 3-4). Le segment « courbe » est le plus utilisé en France car sa ligne de séparation est plus fine et moins visible que celle du segment « droit » très utilisé dans les pays anglo-saxons. Le segment « rond », exclusivement disponible aujourd’hui en version organique, est moins visible et particulièrement intéressant pour son usage chez les enfants. Le segment « grand champ » est souvent retenu pour des usages spécifiques nécessitant une plage de vision de près maximale ou pour les prescriptions d’addition pour correction de la vision binoculaire. Enfin, les verres trifocaux sont devenus d’un usage extrêmement restreint ; il en subsiste une rare version standard en organique, les autres relevant de fabrications spéciales.
Fig. 3-4 Géométries de verres bifocaux.
Cette appellation bien connue désigne le changement brutal d’effet prismatique qui se manifeste au niveau de la séparation des deux plages de vision de loin et de vision de près du verre bifocal. Il se traduit par un déplacement brusque de l’image lorsque le regard s’abaisse dans le verre et aussi par la perception de deux images au niveau de la ligne de séparation des deux plages. L’amplitude de ce saut d’image est indépendante de la puissance de vision de loin du verre. Elle est uniquement fonction de la valeur de l’addition et de la distance séparant le centre géométrique du segment de vision de près de la ligne de séparation des deux plages. Le saut d’image est donc directement fonction des caractéristiques géométriques du verre bifocal : plus le centre géométrique du segment est proche de la ligne de séparation, plus le saut d’image est faible et, inversement, plus le centre géométrique est éloigné de la ligne, plus le saut d’image est important. Ainsi, le saut d’image sera plus faible dans un bifocal à segment droit ou courbe que dans un bifocal à segment rond. Il pourra même être nul dans un verre de type « telex » quand le centre géométrique du segment se trouve confondu avec la ligne de séparation.
De nombreuses géométries de verres multifocaux sont réalisables sur mesure par les fabricants : par exemple, bi- ou trifocaux lenticulaires ou asphériques de fortes puissances pour fortes amétropies, bifocaux à doubles plages de vision de près en haut et en bas, bifocaux à vision intermédiaire large et segments de vision de loin et de vision de près pour activités particulières, etc. Ces verres étant réalisés à la pièce, de nombreuses possibilités existent.
Une autre application consiste à proposer des additions très fortes permettant à des patients dont l’acuité visuelle est très faible de disposer d’un grandissement d’image associé à la forte puissance et au rapprochement du plan de lecture. Dans le cas d’additions supérieures à 4 D, une compensation prismatique est le plus souvent proposée de façon à soulager les efforts de convergence associés.
Depuis leur introduction dans les années soixante, les verres progressifs se sont peu à peu imposés comme les verres les plus performants pour corriger la presbytie, grâce à leur faculté à assurer une vision nette et confortable à toutes les distances. Aujourd’hui, ils représentent près de 60 % des verres correcteurs utilisés en France pour la correction de la presbytie, comparé à une moyenne mondiale d’environ 30 % [5].
Un verre progressif est un verre dont la puissance augmente de manière continue entre le haut et le bas du verre, entre une zone supérieure destinée à la vision de loin et une zone inférieure destinée à la vision de près. Cette progression est le plus souvent obtenue par une variation continue du rayon de courbure de la face avant du verre, qui devient de plus en plus petit : la surface progressive se cambre vers le bas. Aujourd’hui, on réalise aussi les progressions sur la face arrière des verres par une augmentation du rayon de courbure vers le bas ; parfois même, pour les générations les plus récentes et les plus performantes, la progression est partagée sur les deux faces du verre. Le positionnement de la surface progressive sur la face avant du verre, sur sa face arrière ou par partage sur les deux faces ne constitue pas en lui-même une qualité, mais il donne aux concepteurs des degrés de liberté supplémentaires pour améliorer le design optique résultant de la combinaison des deux faces tel que le perçoit le porteur. En particulier, le partage des variations de puissance sur les deux faces permet de s’affranchir en partie de la liaison entre déviations prismatiques et puissance qui a contraint les premières générations de verres pendant plus de quarante ans.
La réalisation d’une progression de puissance nécessite de raccorder, sur la même surface d’un verre, une zone de vision de loin et une zone de vision de près de rayons de courbure très différents et donne inévitablement naissance, dans les parties latérales du verre, à des zones de moindre qualité optique. La disposition, les caractéristiques et le contrôle de ces zones définissent sur le verre le champ de vision nette utilisable par le porteur (fig. 3-5).
Comparés aux verres simple-foyer ou double-foyer, les verres progressifs offrent au presbyte les avantages suivants :
– un champ de vision nette continu depuis la vision de loin à celle de près : le simple-foyer limite le champ de vision nette à la seule zone de vision de près et le double-foyer crée deux champs de vision distincts, l’un pour la vision de loin, l’autre pour la vision de près ;
– une vision confortable aux distances intermédiaires (50 cm à 1,50 m), car le verre progressif est le seul à posséder une zone de puissance spécialement dédiée à la vision à ces distances. Aux premiers stades de la presbytie (additions inférieures à 1,50 D), les porteurs de simple-foyer ou double-foyer bénéficient encore d’une vision nette à distance intermédiaire : leur amplitude d’accommodation est encore suffisante pour mettre au point à ces distances à travers leur correction de vision de loin ou leur addition est encore suffisamment faible pour ne pas brouiller leur vision à ces distances. En revanche, dès que la presbytie devient plus importante (additions supérieures à 2,00 D), la vision nette aux distances intermédiaires n’est plus possible : l’amplitude d’accommodation est devenue trop faible pour une mise au point sans la correction de vision de près et l’addition est devenue trop forte pour permettre encore une vision nette à ces distances à travers la correction de vision de près ;
– un soutien de l’accommodation continu et adapté à la distance de vision : dans un verre progressif, l’œil trouve le long de la progression la puissance dont il a besoin en fonction de la distance à laquelle il regarde. Dans un simple-foyer, l’accommodation n’est suppléée que pour la vision de près ; dans un double-foyer, l’œil connaît des changements brutaux d’amplitude d’accommodation, passant deux fois de l’état de repos à l’amplitude maximale entre vision au loin et vision rapprochée ;
– une perception continue de l’espace assurée par des changements graduels de puissance dans toutes les directions : les simples-foyers ne permettent pas de réelle perception de l’espace, la limitant à l’espace rapproché ; les doubles-foyers partagent l’espace en deux parties et en altèrent la perception : les lignes horizontales et verticales apparaissent brisées et il se produit un saut d’image à la limite entre les zones de vision de loin et de vision de près.
Fig. 3-5 Parcours d’accommodation d’un verre progressif d’addition 2,00.
(Avec l’aimable autorisation de Essilor International).
Le verre progressif a non seulement pour rôle de redonner au presbyte la capacité de voir nettement à toutes les distances mais il doit également respecter l’ensemble des fonctions visuelles physiologiques en vision fovéale, périphérique et binoculaire[1, 2, 4, 7-9, 23].
Elle correspond aux parties du verre balayées par les lignes de regard pour toutes les tâches nécessitant une discrimination fine. Les zones du verre utilisées doivent donc produire des images exemptes d’aberrations optiques.
Les postures naturelles de la tête et du corps du porteur déterminent la rotation des yeux entre vision de loin et vision de près et, en conséquence, la longueur optimale de la progression de puissance. Par ailleurs, la coordination des mouvements du corps, de la tête et des yeux, en relation avec la distance de vision définit la puissance nécessaire en chaque point de la progression et donc le profil de la progression de puissance du verre [16].
De la même manière, la coordination naturelle des mouvements des yeux et de la tête dans le sens horizontal détermine la zone du verre balayée par le regard (fig. 3-6). Elle permet de définir la largeur de la zone du verre naturellement utilisée pour la vision fovéale. Sachant que plus de 80 % des saccades sont contenues dans un cône de ± 15°, la gestion des aberrations sera privilégiée au voisinage de l’axe de regard [21].
Fig. 3-6 Coordination œil-tête et largeur de champ.
Afin de respecter l’acuité visuelle du porteur dans la partie centrale du verre, les aberrations doivent être contenues à des valeurs infraseuil de perception et repoussées dans les parties périphériques du verre pour les plus importantes[1, 7].
Elle correspond à la perception visuelle assurée par la périphérie de la rétine. En vision extrafovéale, le porteur ne voit pas nettement les objets mais les situe dans l’espace, perçoit leurs formes et détecte leurs mouvements. Elle est principalement affectée par les zones périphériques du verre.
Cette perception est assurée par la périphérie de la rétine et est directement influencée par la distribution des effets prismatiques sur la surface du verre progressif. En fonction de l’orientation et de l’importance de ces effets prismatiques, le porteur peut percevoir des déformations des lignes horizontales et verticales et voir son confort de vision altéré[8, 23].
Le mouvement est perçu par la totalité de la rétine de façon quasi homogène. Là aussi, la variation des effets prismatiques doit être douce et régulière sur l’ensemble de la surface du verre pour assurer au porteur une vision dynamique confortable [2].
La vision binoculaire comprend la perception simultanée, la fusion des images et le sens stéréoscopique. Avec un verre progressif, le critère de qualité binoculaire est de permettre une fusion naturelle par l’identité de perception des deux yeux.
Les yeux convergent naturellement lorsque le regard du porteur s’abaisse pour la vision de près. La progression de puissance doit être positionnée sur le verre de manière à suivre le trajet de convergence inférionasale des lignes du regard. Pour optimiser la fusion motrice des images, les effets prismatiques verticaux doivent être égaux pour tous les couples de points correspondants des verres droit et gauche [9].
Pour que la fusion soit optimale, les images rétiniennes formées par les deux yeux doivent présenter des caractéristiques similaires dans toutes les directions du regard. À cet effet, les caractéristiques optiques de puissance et d’astigmatisme rencontrés en des points correspondants des verres droit et gauche doivent être sensiblement de valeurs égales. La conception asymétrique des surfaces progressives — c’est-à-dire présentant une symétrie de part et d’autre de la direction oblique de convergence — permet de maintenir l’identité des perceptions visuelles lors des mouvements latéraux des yeux (fig. 3-7) [4].
Fig. 3-7 Vision binoculaire et verres progressifs.
Le niveau de performance des verres progressifs est essentiellement dépendant des designs qui ont été utilisés pour les créer, de la précision des prises de mesure, de la qualité de toute la chaîne de fabrication et de l’adaptation à la morphologie du patient.
Les technologies utilisées ne sont que des moyens au service de cette performance. Si à elles seules, elles ne garantissent pas un confort de vision optimal, leur évolution au cours des cinquante dernières années a cependant conditionné le nombre et la portée des degrés de liberté à la disposition des concepteurs.
À titre d’exemple, les premières surfaces ont été créées à partir de matrices unitaires qui étaient reproduites à l’identique pour couvrir toute une classe de prescriptions, le produit étant le même pour un grand nombre d’individus. De nos jours, la fabrication digitale, opérée avec la connaissance de l’ordonnance et de toutes les mesures complémentaires associées, permet une personnalisation de plus en plus poussée de l’équipement et la prise en compte de données physiologiques jusqu’alors ignorées.
C’est une preuve de maturité du secteur de l’optique ophtalmique qu’on n’observe pas encore pour les autres modes de compensation, tels que les lentilles de contact ou les implants intraoculaires destinés à corriger la presbytie.
Après plusieurs tentatives infructueuses menées depuis le début du xxe siècle, les premiers verres progressifs ont vu le jour en France en 1959. On en doit l’invention à Bernard Maitenaz qui, à la suite d’un travail personnel de plusieurs années, en concrétisa l’idée et la première réalisation au sein de la Société des Lunetiers [3].
Les verres progressifs ont une puissance qui varie le long d’une ligne caractéristique, nommée « ombilic », dont chacun des points présente la particularité de posséder deux rayons de courbures principaux égaux. Dans les tout premiers verres progressifs étudiés, cet ombilic traversait le verre verticalement, c’est-à-dire que la puissance variait de manière continue du haut en bas du verre. La loi de variation de puissance fut ensuite modifiée pour introduire une stabilisation de la puissance dans les zones supérieure et inférieure du verre, afin d’élargir le champ du porteur en vision de loin et de permettre la mesure au fronto-focomètre de la puissance de vision de près.
Dans les premiers verres progressifs, commercialisés sous le nom de Varilux® en 1959, la zone de vision de loin avait été choisie entièrement sphérique et la zone de vision de près assez largement stabilisée, afin de se rapprocher de la structure des verres bifocaux que les progressifs étaient destinés à remplacer. Les zones latérales inférieures, bien que contrôlées, comportaient de ce fait des aberrations latérales importantes qui nécessitaient un réel effort d’adaptation de la part des porteurs.
Concernant la vision binoculaire, c’est en 1964 qu’ont été introduits les premiers verres progressifs asymétriques (œil droit différent de l’œil gauche) permettant une qualité de vision latérale améliorée, grâce aux zones homologues calculées à cet effet. Avant cette date, les progressifs étaient conçus et fabriqués symétriquement par rapport à leur méridienne de progression et tournés d’environ 10° dans un sens pour produire un verre droit et 10° dans le sens inverse pour produire un verre gauche [10].
Si les préoccupations optiques étaient essentielles, le défi de l’époque relevait aussi de la mécanique : il consistait également à concevoir des machines permettant de fabriquer, pour la première fois, des surfaces optiques non de révolution. Les verres étaient réalisés à cette époque en matière minérale, difficile à mettre en forme et à polir. C’est en adoptant un principe de calcul et de fabrication des surfaces point par point et en faisant appel à des techniques de reproduction d’une surface modèle et de polissage souple que le Varilux® a pu être fabriqué industriellement.
Le verre ophtalmique est un système optique conçu pour former l’image des objets éloignés sur la sphère du remotum. Cette sphère abstraite représente le conjugué optique objet de la fovéa de l’œil en rotation, sans accommodation. L’image d’un point objet formé sur cette sphère est en général une tache floue et non un point net en raison de l’existence d’aberrations. Pour mesurer la qualité de l’image d’un point objet quelconque, le concepteur du verre « envoie » un ensemble de rayons lumineux issu de l’objet et se réfractant à travers le verre et calcule leurs intersections avec la sphère du remotum. La qualité de l’image est déterminée par le diamètre de la tache floue créée sur cette sphère. Les concepteurs de verres s’efforcent d’améliorer la qualité de cette image en maîtrisant, dans toute la mesure du possible, les aberrations optiques du verre.
Ensuite, les concepteurs s’intéressent à la qualité de l’image formée sur la rétine. Pour y parvenir, il leur faut caractériser le système optique constitué par le verre et l’œil. Si les caractéristiques du verre sont parfaitement connues, celles de l’œil sont plus difficiles à déterminer. Ainsi, il est nécessaire de connaître les différents dioptres (cornée, cristallin), leurs positions relatives (profondeur des chambres, longueur de l’œil) et les indices de réfraction des différents milieux transparents de l’œil humain. On utilisait à cette époque des modèles d’œil représentant un individu moyen. La position et l’orientation du verre devant l’œil sont également des données nécessaires aux calculs : distance verre-œil, angle pantoscopique, galbe de la monture. Ainsi constitué, le système optique verre-œil peut être analysé et l’ensemble de ses caractéristiques calculées.
L’essor de l’informatique a permis dès le début des années quatre-vingt de développer ces modèles et, surtout, de concevoir des designs optiques optimisés en fonction des paramètres maîtrisables, tels que l’addition ou la valeur de l’amétropie.
La conception des systèmes optiques optimisés ne peut se réaliser en une seule étape. Elle a généralement recours à un processus itératif faisant appel à un logiciel d’optimisation. En premier lieu un système optique initial et une « fonction de mérite » destinée à noter les performances globales du système optique sont définis. Après avoir évalué le système optique initial, le logiciel d’optimisation calcule les nouveaux paramètres d’un système optique amélioré. Ce processus est répété jusqu’à l’obtention d’un système optique de caractéristiques optimales.
La fonction de mérite est un nombre, en quelque sorte une note, qu’on donne au verre pour mesurer sa performance. Elle considère un grand nombre de points sur le verre. En chacun de ces points, une valeur cible, affectée d’un coefficient de pondération, est attribuée à chaque caractéristique optique (puissance, astigmatisme, effets prismatiques) et à son gradient. La valeur de la fonction de mérite est calculée en chaque point du verre par la somme pondérée des écarts quadratiques entre les caractéristiques optiques souhaitées Tj et les caractéristiques Aj du système. La performance globale du verre est ensuite évaluée par la somme pondérée des valeurs de la fonction de mérite calculée en tous les points du verre [13].
La fonction de mérite est une méthode de calcul couramment utilisée pour la définition de système à contraintes multiples et partiellement contradictoires. Appliquée au calcul des verres ophtalmiques, elle permet de faire le lien entre les exigences physiologiques et le calcul des verres.
Cette technologie consiste à calculer le verre en considérant les fronts d’onde lumineuse qui le traversent. Le principe est, pour chaque direction du regard, de modeler l’onde à la forme la plus régulière possible avant qu’elle ne pénètre dans l’œil par la pupille. En pratique, l’onde est décomposée en une somme d’ondes élémentaires : les premières correspondent à la réfraction du porteur et les suivantes aux aberrations optiques. Les surfaces du verre sont alors calculées de manière à minimiser et contrôler les aberrations en fonction des besoins physiologiques des porteurs.
Tous les verres progressifs, de par leurs variations de puissance, déforment les faisceaux lumineux et donc les fronts d’ondes lumineuses qui les traversent. Il en découle des aberrations optiques qui affectent l’acuité visuelle du porteur. Pour obtenir une image rétinienne de haute résolution, il est nécessaire, pour chaque direction du regard, de pouvoir analyser l’ensemble du faisceau lumineux qui traverse le verre et pénètre dans l’œil et de réduire au maximum les déformations du front d’onde entrant dans la pupille. Gérer un tel faisceau ne peut être réalisé par les méthodes classiques de calcul, qui ne considèrent qu’un rayon lumineux unique passant par le centre de la pupille. Seule la technique de maîtrise du front d’onde permet d’optimiser la qualité du faisceau dans son ensemble. Elle consiste à réaliser un calcul local de la surface qui permet d’obtenir un front d’onde émergeant du verre qui soit le plus régulier et sphérique possible.
Le design de la surface progressive résulte d’un calcul complexe intégrant toutes les fonctions optiques déterminées par la technique de maîtrise du front d’onde en chaque point du verre et pour toutes les directions de regard. Ce design optique complexe intègre un calcul de haute précision de la surface arrière du verre s’ajustant à la surface avant progressive dans chaque direction du regard. Un logiciel de calcul réalise un jumelage point à point des surfaces avant et arrière du verre et détermine la surface arrière complémentaire à réaliser pour obtenir la fonction optique recherchée. Une technologie de surfaçage point par point dite « surfaçage numérique » permet de réaliser la fabrication de la surface arrière complexe.
L’innovation réside dans le fait que le verre est optimisé pour chaque correction et pour chacun des paramètres de personnalisation adaptés à la morphologie ou au comportement visuel du porteur. Par les méthodes classiques, seule une puissance donnée était exactement optimisée puis ensuite déclinée pour couvrir les degrés d’amétropie proches. Aujourd’hui le, surfaçage numérique permet de fabriquer point à point la surface arrière permettant d’obtenir très exactement la fonction optique recherchée et donc d’optimiser parfaitement le verre quelle que soit la prescription.
Si, au tout début, les contraintes technologiques primaient, leur évolution a permis depuis lors d’intégrer aux designs proposés des innovations successives dont les concepts étaient la transcription des avancées de la connaissance dans le domaine des sciences de la vision. Dans un premier temps, des notions d’optique physiologique ont primé pour s’enrichir ensuite de considérations d’ergonomie, de posture puis de perception. Plus récemment, les concepts de personnalisation ont permis d’améliorer encore le niveau de performance.
Proposer un verre progressif qui comportait d’inévitables imperfections latérales était à l’époque une véritable gageure et, au-delà des défis techniques, il fallait aussi vaincre le scepticisme des professionnels. La conviction et l’obstination des concepteurs ont permis de démontrer que la réalisation de tels verres progressifs était possible et ont montré la voie à suivre pour les améliorer : celle d’une meilleure compréhension de la vision périphérique à travers un verre ophtalmique et de sa meilleure prise en compte dans la conception des surfaces progressives.
Varilux® 1 (Société des Lunetiers), bien que première réalisation du verre progressif, était déjà porteur de tous les principes de base ; il était le précurseur d’une grande révolution qu’allait connaître le monde de l’optique [3].
Dès le milieu des années soixante-dix, les chercheurs ont pu s’écarter de la structure « sphérique » de Varilux® 1 et concevoir une surface progressive améliorant les zones périphériques du verre. Ils ont abouti au lancement de la deuxième génération du verre progressif, sous le nom de Varilux® 2 [10].
L’objectif poursuivi dans la conception de ce verre était non seulement de réduire le niveau des aberrations latérales mais aussi de contrôler les effets de déformations qu’elles produisaient :
– la réduction des aberrations a été obtenue par l’introduction d’une « modulation optique » horizontale qui consiste en une légère augmentation de la puissance dans les parties latérales supérieures du verre et une légère diminution de la puissance dans ses parties latérales inférieures. La réduction de la différence de rayon de courbure existant ainsi entre les zones supérieures et inférieures latérales a permis de réduire considérablement l’importance des aberrations. La surface progressive retenue peut être modélisée par une succession de coniques évolutives ;
– pour réduire considérablement l’effet de tangage, le concept d’« orthoscopie » a été introduit : l’idée était de s’assurer que la perception des droites de l’espace observé ne soit pas altérée, plus particulièrement que les verticales et horizontales soient conservées sensiblement droites à travers la périphérie du verre. Pour satisfaire à cette condition, il fallait calculer une surface progressive dont la particularité était d’avoir, d’une part, un effet prismatique horizontal variant peu le long de deux lignes verticales (l’une nasale, l’autre temporale) et, d’autre part, un effet prismatique vertical variant peu le long de deux lignes horizontales (l’une supérieure, l’autre inférieure). Les brevets de Varilux® 2, qui l’ont protégé pendant de nombreuses années, incluaient cette caractéristique. Bien qu’aménagé dans sa forme, le principe de l’orthoscopie a été conservé dans les générations de Varilux® qui ont suivi [10] ;
– pour respecter la vision binoculaire, le design de Varilux® 2 est asymétrique, c’est-à-dire conçu et fabriqué spécifiquement pour l’œil droit et l’œil gauche, la correspondance des zones utilisées simultanément par les deux yeux étant particulièrement soignée.
C’est à partir de cette époque que les verres progressifs ont vraiment été reconnus et acceptés comme nouveau moyen de correction de la presbytie et que d’autres fabricants se sont lancés dans l’aventure. Dans la décennie qui a suivi son lancement ont ainsi été proposées plusieurs conceptions de surface alternatives au Varilux® 2, se concentrant sur des caractéristiques optiques spécifiques. Certaines se sont focalisées sur la largeur des zones de vision de près et de vision de loin, concentrant en conséquence les aberrations sur la périphérie du verre : Ultravue® (American Optical), Progressiv R® (Rodenstock), Visa® (BBGR), VIP® (Sola). D’autres ont pris l’option opposée, en cherchant à réduire le montant des aberrations latérales périphériques en les distribuant plus largement sur le verre : Omni® (American Optical). Enfin, d’autres encore se sont concentrées sur la symétrie optique du verre et le confort de la vision binoculaire : Gradal HS® (Zeiss). C’est ainsi que par l’intervention conjuguée des fabricants et des professionnels, les verres progressifs ont commencé à connaître un réel essor auprès des presbytes.
Une étape nouvelle de l’amélioration des verres progressifs a été franchie peu avant les années quatre-vingt-dix avec l’introduction du concept de « multi-design ». L’idée était qu’utiliser une même surface progressive unique et la décliner homothétiquement pour toutes les additions ne permettait pas de concevoir la surface progressive optimale pour chaque niveau de presbytie et qu’en s’affranchissant de cette contrainte, on pouvait offrir aux jeunes presbytes comme aux presbytes confirmés des surfaces progressives plus spécifiquement adaptées à leurs besoins. Par exemple, il a été identifié que le jeune presbyte appréciait préférentiellement une surface « douce » facilitant sa première adaptation aux verres progressifs et que le presbyte confirmé préférait une surface plus « dure » lui assurant une bonne largeur de champ de vision. En effet, avec les progressifs « mono-design », les concepteurs disposaient d’une alternative simple :
– soit utiliser une surface progressive « douce », c’est-à-dire de progression longue et de caractéristiques optiques relativement étalées sur la surface du verre, qui s’avérait très confortable pour le jeune presbyte mais n’offrait qu’un champ de vision limité au presbyte confirmé ;
– soit utiliser une surface progressive « dure », c’est-à-dire de progression courte et de caractéristiques optiques plus concentrées sur le verre, qui s’avérait satisfaisante pour le presbyte confirmé mais présentait trop de déformations pour l’adaptation du jeune presbyte.
L’amélioration des moyens de calcul a permis de retenir la solution suivante : faire le choix d’une surface plus « douce » pour les faibles additions et d’une surface plus « dure » pour les fortes additions. L’avantage était de pouvoir conserver au presbyte un champ de vision de près de largeur sensiblement constante avec l’augmentation de l’addition.
C’est ainsi qu’a été introduit en 1988 Varilux® Multi-Design® (Essilor). Il a été suivi d’autres verres de philosophie similaire et de réalisation approchante qui ont été introduits par plusieurs fabricants tels qu’American Optical avec Omni Pro®, BBGR avec Sélective® ou Hoyalux® (Hoya).
La quatrième génération du verre progressif a été introduite en 1993 sous le nom de Varilux® Comfort© (Essilor). Sa conception est liée à l’observation du comportement des porteurs de verres progressifs. Elle consistait à raccourcir la longueur de progression du verre, afin d’offrir aux porteurs une posture plus confortable en vision de près mais à réussir, dans le même temps, à maîtriser la périphérie du verre afin d’éviter l’apparition de déformations inconfortables [19]. Schématiquement, on peut dire qu’avant l’avènement de cette quatrième génération, les concepteurs de verres progressifs devaient se positionner entre deux extrêmes : entre un verre à progression courte mais de périphérie « dure » et un verre à périphérie « douce » mais de progression longue. Le premier offrait aux porteurs une posture de lecture plus confortable mais un moindre confort en vision périphérique ; le second apportait un réel confort en vision dynamique mais une posture de lecture moins confortable. L’idée a été d’essayer de réunir en un même verre les deux caractéristiques « progression courte » et « périphérie douce » afin d’offrir aux porteurs les bénéfices d’une posture confortable en vision de près et d’un vrai confort en vision périphérique et dynamique.
Pour offrir une posture plus confortable en vision de près, la zone de vision de près a été positionnée assez haute dans le verre afin que le porteur puisse l’atteindre facilement et naturellement par un abaissement du regard de l’ordre de 25°, réduit de 5° par rapport aux générations précédentes de verres progressifs [12]. En conséquence, il peut conserver la tête abaissée d’un angle d’environ 35° (au lieu de 30°), position plus proche de la posture naturelle qu’il connaissait avant d’être presbyte. Par ailleurs, il peut explorer son champ de vision de près plus facilement car les mouvements de la tête et des yeux nécessaires sont moindres. Ces avantages résultent d’un profil de progression spécifique : pour une addition de 2,00 D, 85 % de l’addition — considérés comme le début de la zone de vision de près — sont atteints à 12 mm en dessous de la croix de montage, comparé à un minimum de 14 à 15 mm pour un progressif de génération précédente.
Afin de procurer une vision périphérique et dynamique confortable, la surface progressive a été adoucie par un contrôle strict de la variation des caractéristiques optiques périphériques. En effet, il a été observé que les porteurs étaient plus sensibles à la vitesse de variation de la sphère et du cylindre de la surface progressive qu’à leurs valeurs absolues. C’est ainsi que sur la surface progressive de Varilux® Comfort®, la puissance ne varie rapidement qu’à l’endroit où cela est nécessaire — c’est-à-dire au centre du verre le long de la méridienne de progression, afin que la progression soit courte — et que partout ailleurs sur la surface elle varie moins rapidement. Par ailleurs, l’adoucissement périphérique de la surface permet d’offrir aux porteurs des champs de vision plus larges et, en conséquence, une réduction très significative de leurs mouvements de tête dans le plan horizontal.
En vision binoculaire, l’asymétrie des verres a été renforcée afin d’équilibrer parfaitement les perceptions des deux yeux. Le profil géométrique de la progression, ou parcours de la progression sur le verre, a été étudié de manière à mieux correspondre au comportement du porteur : la progression de puissance ne suit plus une ligne droite sur le verre mais une ligne brisée, et ce, de manière à suivre très exactement le parcours des yeux lors de l’abaissement du regard. En effet, celui-ci s’opère en coordination avec les mouvements verticaux de la tête et le plus souvent sous deux modes : passage vision de loin à vision intermédiaire et vision de près dans un premier temps et exploration prolongée de la zone de vision de près dans un second temps. Ces deux modes génèrent des convergences oculaires différentes et nécessitent de proposer un profil de progression en deux parties. Par ailleurs, le concept du multi-design par addition a connu une nouvelle application : celle d’un décentrement variable de la zone de vision de près avec l’addition qui prend en compte le fait que les presbytes lisent plus près au fur et à mesure que leur addition augmente. En effet, par ce rapprochement, ils se créent un grossissement artificiel qui vise à compenser la baisse de leur acuité visuelle induite par la perte progressive de transparence des milieux intraoculaires. L’amplitude de cette variation du décentrement de la vision de près est d’environ 1,6 mm par verre entre l’addition la plus faible et l’addition la plus forte. Elle s’accompagne d’un raccourcissement de la longueur de progression avec l’augmentation de l’addition, plus précisément d’une remontée du point de départ de la zone de vision de près où les 85 % de l’addition sont atteints [20].
Par son succès mondial, Varilux® Comfort® a contribué à assurer la percée définitive des verres progressifs comme moyen de correction de la presbytie. Il a été suivi de l’introduction de nombreux autres verres progressifs : on en a dénombré dans le monde jusqu’à cinquante types différents [5].
À la suite de l’introduction de Varilux® Panamic®, d’autres surfaces progressives ont vu le jour comme Evolis® (BBGR), Grand Genius® (Seiko) avec surface progressive arrière, Definity® (Essilor) et Hoyalux ID® (Hoya), qui partagent la surface progressive sur les faces avant et arrière du verre. Quels que soient leurs conceptions ou leurs modes de réalisation, tous ces verres progressifs ont en commun avec le Varilux® Panamic® la recherche d’un adoucissement des surfaces progressives pour un meilleur confort de vision des presbytes [17].
Pour une qualité de vision encore améliorée, la sixième génération des verres progressifs cherche à maximiser la performance visuelle du porteur. Dans la conception des verres progressifs, on ne considérait jusque-là que les rayons lumineux qui atteignent l’œil après traversée du verre. Avec cette nouvelle génération, les concepteurs se sont intéressés, en plus, à la forme des faisceaux lumineux qui pénètrent dans la pupille. Leurs structures sont optimisées pour mieux respecter la physiologie de l’œil, plus précisément pour :
– maximiser l’acuité visuelle en vision de loin par correction de l’aberration de coma ;
– optimiser le fonctionnement de l’accommodation en vision intermédiaire en facilitant la mise au point sur les verticales ;
– augmenter l’amplitude du mouvement des yeux en vision de près par agrandissement du champ d’acuité.
Cette optimisation est rendue possible par l’utilisation d’une nouvelle technique de calcul reposant sur la maîtrise des fronts d’onde. Varilux® Physio®, introduit par Essilor en 2006, est le premier verre progressif utilisant ces principes [11].
Quelle que soit la correction, le système verre-œil est entaché d’aberrations optiques. Au-delà des aberrations classiques de défaut de puissance et d’astigmatisme des faisceaux obliques, la coma est, parmi les aberrations d’ordre supérieur, celle qui influe le plus sur l’acuité visuelle et la sensibilité au contraste. Elle est due à la variation de la puissance du verre à l’intérieur même de la projection de la pupille de l’œil sur le verre et affecte l’acuité visuelle du porteur, plus particulièrement dans la zone de vision de loin du verre où la pupille est la plus grande.
Par l’utilisation de technique aberrométrique, la coma peut être mesurée et contrôlée, plus particulièrement dans la zone de vision de loin du verre où la pupille est la plus grande. Pour le porteur, cela se traduit par une sensation de meilleur « piqué » des images et donc de meilleure acuité visuelle et de meilleur contraste.
En présence d’astigmatisme, l’œil cherche à en minimiser les effets et recherche naturellement la mise au point sur les directions verticales [16]. C’est le cas dans un verre progressif où subsistent inévitablement des cylindres résiduels de surface, plus particulièrement dans la zone de vision intermédiaire de part et d’autre de la méridienne de progression. Le principe nouveau retenu dans la sixième génération est d’orienter verticalement les axes (positifs) des cylindres résiduels de manière à minimiser l’effort d’accommodation nécessaire à la mise au point [16]. La technique de maîtrise des fronts d’onde permet de minimiser la valeur des astigmatismes portés par les fronts d’onde issus des points situés à distance intermédiaire et entrant dans la pupille et, en même temps, d’orienter leurs axes verticalement. Pour le porteur, la mise au point se fait plus naturellement et les champs d’acuité sont perçus élargis en vision intermédiaire.
Les performances obtenues, notamment la sensibilité au contraste en situation de faible luminosité, ont été largement améliorées par la prise en compte des dimensions de diamètre pupillaire en différents lieux sur le verre[11, 15].
Les premières générations de verres généralistes utilisant des concepts double-face sont apparues au milieu des années 2000, tels que Definity® (Essilor), Hoyalux ID® (Hoya), Varilux® Physio® (Essilor) et Nikon See Max® (Nikon). On peut penser qu’à l’avenir pour les verres les plus performants, les fabricants sauront tirer partie des degrés de liberté supplémentaires donnés par la séparation de certaines composantes entre les deux faces du verre. On peut aussi imaginer des variations de gradient d’indice à l’intérieur du matériau mais les premiers essais réalisés dans ce domaine ne permettent que des variations marginales de puissance. D’autres pistes envisageables sont d’introduire des composants actifs au sein des verres, une partie de la puissance étant gérée par une stimulation électrique, pour améliorer les designs. Pour l’instant, il semble que l’efficacité de tels composants soit limitée à quelques prototypes et que leur diffusion en grand nombre à un coût acceptable reste problématique.
Avec l’évolution de la technologie, tant de calcul que de fabrication, il est devenu possible de réaliser des surfaces progressives à l’unité, par surfaçage numérique, et de les concevoir sur mesure pour chaque patient. Une ère nouvelle s’ouvre donc, celles des verres progressifs dits « personnalisés » et qui répondent aux besoins ou caractéristiques spécifiques de chaque patient.
Une première approche d’individualisation des verres progressifs a été réalisée par Rodenstock avec Impression ILT® (Individual Lens Technology) et Zeiss avec Gradal Individual® sur des critères liés à la prescription et au centrage du verre. C’est ainsi que ces verres sont calculés à partir de la prescription mais aussi des données du centrage : demi-écarts interpupillaires, distance verre-œil, inclinaison de la monture et galbe de la monture. L’idée de base est de redonner à chaque presbyte la même vision que celle qu’il aurait avec un montage standard et de positionner la plage de vision de près de façon plus optimisée.
Aujourd’hui, la plupart des fabricants intègrent ces paramètres liés à l’amétropie et à la monture comme partie intégrante de leur offre personnalisée ou comme une option.
Comme pour les verres unifocaux, l’asphérisation des verres progressifs est une technique utilisée par les concepteurs pour réaliser des verres plus esthétiques — le plus souvent plus plats — et qui conservent toutes leurs qualités optiques. En effet, quand un verre est « décambré », c’est-à-dire calculé avec une courbure différente de l’optimale, l’incidence de l’œil sur les surfaces du verre crée des aberrations dites de « défaut de puissance » et d’« astigmatisme des faisceaux obliques » qui altèrent la vision du porteur quand son regard s’éloigne du centre du verre. Afin de pallier cet inconvénient, les concepteurs introduisent sur la surface du verre une légère variation de sphère et de cylindre qui anticipe et compense ces défauts. Cette « asphérisation » est nulle au centre optique du verre et croît avec l’excentricité.
Dans un verre progressif, cette asphérisation pose un problème particulier puisqu’elle rend la puissance mesurée au fronto-focomètre sensiblement différente de la puissance de la prescription. En effet, lorsqu’on mesure un verre unifocal asphérisé au fronto-focomètre, l’asphérisation n’est pas perceptible car la mesure s’effectue au centre optique du verre où l’asphérisation est nulle : les sphère et cylindre mesurés correspondent donc très exactement à la prescription. En revanche, cette asphérisation s’observe facilement sur ce même verre unifocal si on déplace le verre sur le fronto-focomètre et qu’on effectue la mesure à distance du centre optique : sphère, cylindre et axe diffèrent significativement des valeurs mesurées au centre ; la différence correspond à l’asphérisation du verre au point mesuré. Lorsqu’on mesure les puissances de vision de loin d’un verre progressif asphérisé, on place l’embout du fronto-focomètre dans le cercle de contrôle de la puissance situé à environ 8 à 10 mm au-dessus du « centre optique » du verre (ou point de « contrôle du prisme »). L’asphérisation du verre étant présente en ce point, elle se combine à la prescription pour donner une mesure qui en diffère significativement à la fois en sphère, en cylindre et en axe. Le verre apparaît « faux » au fronto-focomètre alors qu’il ne l’est pas ; il est « exact » pour l’œil mais le fronto-focomètre n’en permet pas la mesure.
Afin de faciliter le contrôle, les verres progressifs asphérisés sont pourvus, sur leurs pochettes, d’une double indication des puissances, qui précise :
– d’une part, les puissances de la correction du porteur (symbolisée par un petit « œil ») ;
– d’autre part, les puissances à mesurer au fronto-focomètre (symbolisée par un petit « fronto-focomètre »).
L’équipement du presbyte souhaitant porter une monture galbée pose également un problème particulier. D’une part, le galbe de la monture nécessite d’utiliser un verre progressif très cambré (base de l’ordre de 8,00 D) et, d’autre part, l’angle de galbe de la monture incline le verre par rapport au visage du porteur. En conséquence, la ligne du regard ne coïncide plus — comme dans une monture traditionnelle — avec l’axe optique du verre et des aberrations de défaut de puissance, d’astigmatisme des faisceaux obliques et d’effets prismatiques apparaissent. Ces aberrations peuvent affecter l’acuité visuelle du porteur et il est donc nécessaire de concevoir un verre progressif dans lequel ces défauts sont corrigés [7].
Une autre approche est celle retenue par Essilor, avec Varilux® Ipseo®, puis par Indo dans un second temps. Elle consiste à proposer un verre conçu et fabriqué en fonction du comportement visuel du porteur. Pour cela, un critère reproductible et stable dans le temps, en plus d’avoir une incidence importante sur le design et son niveau de performance, est nécessaire.
Dès les années quatre-vingt, il avait été prouvé[8, 21] que le rapport entre les mouvements oculaires et céphaliques était un critère de différenciation important de la population et était fortement corrélé à l’appréciation des designs de verres progressifs. Des dispositifs de mesures ont été spécialement développés pour mesurer le rapport de mouvements oculaires et de la tête pour l’exploration visuelle de l’espace. C’est ainsi qu’en plus des caractéristiques habituelles de la prescription, peut être ajoutée une nouvelle composante qui précise la dynamique de l’utilisation des verres et permet une personnalisation des surfaces progressives selon les comportements individuels des porteurs.
Parmi les patients porteurs de verres progressifs, on peut distinguer deux comportements opposés :
– les patients qui ont plutôt tendance à tourner les yeux en gardant la tête fixe, dénommés « eye movers » ;
– les patients qui ont plutôt tendance à tourner la tête en conservant les yeux peu mobiles, dénommés « head movers ».
Ces stratégies visuelles sont des caractéristiques propres à chaque individu qui ont été acquises au cours de son développement. Les études montrent que tous les comportements existent et se distribuent de manière continue du plus « eye mover » ne bougeant quasiment pas la tête au plus « head mover » qui ne bouge que très peu les yeux. Par ailleurs, ces comportements sont très stables et reproductibles dans le temps et indépendants de l’amétropie, du niveau de presbytie et de l’âge des sujets. En matière de conception de verres progressifs, ils ont un intérêt fondamental car ils définissent la manière dont le porteur utilise son verre et en explore les différentes parties. En particulier :
– un « eye mover » fait de son verre une utilisation plutôt statique ; l’essentiel des mouvements est fait par les yeux, la vision est plutôt fovéale, le sujet est plus sensible à la netteté de l’image : il faudra donc privilégier sur le verre la largeur du champ d’acuité ;
– un « head mover » fait de son verre une utilisation plutôt dynamique ; la tête fait l’essentiel du mouvement, la vision est plutôt périphérique, le sujet est plus sensible aux effets de tangage : il faudra donc privilégier sur le verre la « douceur » des zones périphériques [23].
Ainsi, en fonction du comportement du porteur, on peut calculer la surface progressive qui lui est propre et lui apporte le meilleur confort.
Des avancées importantes des systèmes d’imagerie, faisant l’objet de brevets exclusifs, ont permis récemment d’atteindre un niveau de personnalisation inédit et extrêmement bénéfique à la performance des verres : la mesure précise du centre de rotation de l’œil, caractéristique propre à chacun et qui a une incidence optique très importante. La distance du centre de rotation à la face arrière du verre est en lien direct avec la puissance réellement utile pour le porteur et détermine également les zones du verre balayées par le regard pour un point de fixation donné.
Jusqu’à présent, des valeurs moyennes étaient intégrées aux modèles d’œil utilisés pour le calcul, mais il existe une grande dispersion de cette mesure selon les individus. Par exemple, la distance du centre de rotation au verre peut varier dans un rapport de 30 % selon les individus pour une même amétropie.
La prise en compte de ce paramètre a permis un gain de 2 points (sur une échelle de notation sur 20) pour l’appréciation globale d’un design donné par une population de soixante-dix presbytes ayant participé à une étude comparative en double insu [11].
Un verre progressif est un produit sophistiqué et, à ce titre, un produit très sensible. La pleine appréciation de la performance d’un design ne peut être obtenue que lorsqu’il est parfaitement positionné en regard de l’œil du patient. Seul un travail rigoureux et précis de la part de l’opticien permet le plein succès de l’adaptation. À ce titre, le verre progressif est le produit idéal pour une coopération étroite entre le prescripteur, le fabricant et le professionnel adaptateur.
Si, pour les premières générations, les mesures d’écarts pupillaires et de hauteur dans la monture étaient suffisantes, la multiplication des paramètres de personnalisation a rendu nécessaire la diffusion d’appareillages de mesures de plus en plus précis et de plus en plus sophistiqués. La technicité des produits conduit à segmenter la distribution optique dont seule une partie de la profession détient le savoir-faire et la technique propre à proposer les meilleurs produits du marché.
L’appréciation des patients et le taux de retours pour inadaptation sont des indicateurs importants de la performance de la chaîne de prescription, de fabrication et d’adaptation. Des études récentes menées dans plusieurs pays d’Europe ont montré que le nombre de patients pleinement satisfaits de leur équipement passait de 39 % à 70 % entre un équipement standard et une prestation standard comparativement à un équipement de dernière génération prescrit et adapté par les professionnels les plus compétents disposant des moyens de mesure les plus avancés [22].
[1] Bar N., Bonnin T., Fauquier C., Miège Ch. Verres ophtalmiques et acuité visuelle : effet des défauts de puissance et d’astigmatisme. Bulletin de la Société Scientifique de Correction Oculaire, janvier 1998 : 79-86.
[2] Cornilleau-Peres V., Wexler M., Droulez J., Marin E. et al. Visual perception of planar orientation: dominance of static depth cues over motion cues. Vis Res, 2002 ; 42 : 1403-12.
[3] Cretin B., Maitenaz B. Multifocal lens having a locally variable power. US patent 2,869,422 filed Nov, 23, 1954.
[4] Drobe B., Miège Ch., Pedrono C., Monot A. Extent of single vision areas and determination of iso-perceived depth lines for symetric fixation. In : Vision Sciences and its Applications. Vol. 1. OSA Technical Digest Series, 1997 (Optical Society of America, Washington DC, 1996) : 194-7.
[5] Essilor International. The optical market 2009.
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