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CHAPITRE 1
Définitions et classifications des myopies

V. SOLER,

P. CALVAS,

F. MALECAZE

La myopie est le trouble réfractif le plus fréquent dans le monde. La prévalence est galopante, touchant dans certaines populations plus de 95 % des personnes [ 1 ]. L'Asie de l'Est est particulièrement concernée et, dans une moindre mesure, le monde occidental. On peut réellement parler d'épidémie de myopie : certaines estimations évaluent la prévalence à 2,5 milliards de personnes touchées en 2020 [ 1 ]. La myopie dépend de l'intrication de facteurs génétiques et de facteurs environnementaux [ 2 ]; on parle de maladie complexe. La cascade métabolique à l'origine des modifications anatomiques responsables de la myopie est incomplètement élucidée. Il s'agit d'un enjeu de santé publique, eu égard aux complications cécitantes de ce trouble réfractif dans sa forme sévère, et aux conséquences médico-socio-économiques qui en résultent chez des adultes souvent jeunes [ 3 ].
Myopie axile versus myopie d'indice : causes et hypothèses
DÉFINITION ET ÉTYMOLOGIE
D'un point de vue étymologique, le terme « myopie » vient du grec μνωπι ( muopia ), qui correspond à la contraction de μνω ( muo ), je ferme, et de ωψ ( ops ), œil. Ce terme découle des observations d'Aristote qui avait relevé, dès le ive siècle avant notre ère, l'attitude des myopes fermant en partie leurs yeux pour créer une fente sténopéique et améliorer ainsi leur acuité visuelle de loin.
D'un point de vue réfractif, la myopie est l'amétropie sphérique dans laquelle, en vision de loin, le foyer image est situé en avant de la rétine. Il s'ensuit une baisse d'acuité visuelle de loin, mais une préservation de la vision de près.
DÉFINITION CHIFFRÉE : ENTRE RÉFRACTION ET LONGUEUR AXIALE
Si la myopie se définit classiquement par une réfraction en deçà de −0,5 dioptries (D), la définition réfractive de la myopie forte est sujette à débat (selon les publications : −5 ou plus, généralement −6 D [ 4 ]). À l'heure actuelle, la myopie forte est définie par une longueur axiale supérieure à 26 mm [ 5 ]. Cette définition de la myopie, réfractive versus axile, et donc cette bataille des chiffres concernant la myopie forte, sont étroitement liées au mécanisme physiopathologique du développement de la myopie (voir plus loin).
LES DIFFÉRENTES MYOPIES
Il faut distinguer deux formes de myopies :
  • la plus courante est la myopie axile : dans cette situation, la puissance optique de l'ensemble cornée-cristallin est normale, mais l'œil est allongé. Cet allongement axial est lié à un remodelage scléral [ 6 ];
  • la myopie d'indice est caractérisée par l'augmentation de l'indice de réfraction de l'une ou l'autre des lentilles de l'œil (cristallin dans une cataracte nucléaire; cornée dans le kératocône); cette situation optique induit une convergence plus forte des rayons lumineux.
Dans ces deux situations, le foyer image est situé en avant de la rétine du fait des modifications anatomiques et/ou réfractives de l'œil concerné. Les deux situations peuvent ainsi s'associer en cas de myopie forte dans le cadre d'un kératocône ou de cataracte nucléaire chez un sujet myope fort.
CAUSES DE LA MYOPIE AXILE : UN DÉTERMINISME ENTRE GÉNÉTIQUE ET ENVIRONNEMENT
Le déterminisme de la myopie axile, la plus fréquente, est multifactoriel. Deux théories se sont longtemps opposées selon le classique « nature versus nurture » : étiologie génétique versus étiologie environnementale [ 7 ]. Un mécanisme mixte semble actuellement le plus probable et il faut ainsi parler dans ce contexte de maladie complexe.
L'EXEMPLE DE SINGAPOUR ET L'INTRICATION DES FACTEURS GÉNÉTIQUES ET ENVIRONNEMENTAUX
Les données épidémiologiques de groupes ethniques de Singapour mettent en exergue le caractère multifactoriel du déterminisme de la myopie : pour les ethnies malaisienne, indienne et chinoise, en 1990, la prévalence de la myopie y était respectivement d'environ 25 %, 30 % et 50 %, et en 2010, soit 20 ans plus tard, respectivement d'environ 70 %, 75 % et 85 % [ 8 ]. Soumises aux mêmes facteurs environnementaux (Singapour), ces ethnies ont donc présenté chacune une augmentation assez similaire de la prévalence de la myopie sur les vingt dernières années, témoignant ainsi de l'importance des facteurs environnementaux. Sur la même période, les différences interethniques de prévalence ont persisté, les Malaisiens étant moins myopes que les Indiens et encore moins que les Chinois. Ainsi, chaque ethnie, même soumise à une pression environnementale, garde donc certaines caractéristiques propres, témoignant de l'importance de probables facteurs héréditaires : le background génétique.
QUELLE TRANSMISSION HÉRÉDITAIRE EN CAS DE MYOPIE FAMILIALE ?
Du fait de l'hétérogénéité génétique, c'est-à-dire du nombre important de gènes impliqués, et du fait de l'intrication de facteurs environnementaux dans le développement de la myopie, il n'est pas possible de définir un mode de transmission héréditaire de la myopie sur le modèle des maladies mendéliennes classiques.
Néanmoins, les analyses de familles de myopes forts non syndromiques ont montré qu'il est fréquent d'observer dans ces familles une transmission autosomique dominante; cela a été montré entre autres dans les familles françaises [ 9 ]. Plus rarement, des transmissions sur un mode autosomique récessif ou lié à l'X peuvent être observées.
MYOPIE ET SYNDROMES
La myopie est une des caractéristiques cliniques de certains syndromes tels que la maladie de Marfan, le syndrome de Stickler, la maladie de Weill-Marchesani, ou l'homocystinurie. Certains syndromes peuvent même avoir une expression oculaire pure, comme les syndromes de Stickler de type 1 liés à une mutation sur l'exon 2 du gène COL2A1 [ 10 ], la maladie de Wagner, la maladie de Bornholm, le syndrome de Goldmann-Favre.
Ces myopies sont dites alors syndromiques et ont souvent une transmission mendélienne du fait de l'implication d'un gène qui, en cas de mutation délétère pour la fonction protéique, a un effet majeur sur l'apparition des manifestations cliniques. Par exemple, l'association d'une myopie forte familiale et d'un décollement de rétine chez un sujet jeune doit faire éliminer une myopie syndromique, comme dans un syndrome de Stickler [ 10 ].
ÉTUDES GÉNÉTIQUES ET GÈNES IMPLIQUÉS DANS LE DÉVELOPPEMENT DE LA MYOPIE NON SYNDROMIQUE
De nombreuses études génétiques aux noms compliqués pour un non-spécialiste (études d'agrégation familiale, analyses de liaison familiale, études d'association, étude de jumeaux) ont été menées mais, à ce jour, aucun gène à l'origine de la myopie ne peut être identifié de façon claire. Détailler toutes ces études serait long et fastidieux. Nous retiendrons les éléments essentiels de tous ces travaux scientifiques.
Les études de jumeaux ont eu pour but de comparer l'apparition de la myopie entre jumeaux monozygotes et dizygotes. L'étude de jumeaux la plus importante, réalisée à partir d'une population de 2 301 paires de jumeaux (1 152 paires monozygotes versus 1 149 paires dizygotes), a estimé l'héritabilité de l'erreur réfractive à 77 % et le rôle de l'environnement à 7 % [ 11 ].
Les études génétiques les plus souvent retrouvées dans la littérature sont les analyses d'association. Elles étudient la probabilité qu'il existe une association entre des variations d'une seule base de l'ADN et la myopie. Elles sont réalisées à partir d'une population de cas (myopes) et d'une population de contrôles (non myopes) et ont pour but d'identifier non pas des mutations rares, mais des variations génétiques de gènes à effet mineur sur la survenue d'une maladie [ 4 ]. Ces études d'association ont permis d'identifier à ce jour plus de 30 gènes potentiellement impliqués dans la cascade métabolique aboutissant au développement de la myopie [ 12 ]. Toutefois, ces variations génétiques n'expliqueraient que moins de 5 % des variations de la réfraction [ 13 ].
Pour « faire court », les gènes candidats identifiés par ces analyses d'association codent pour des protéines intervenant dans :
  • le remodelage de la matrice extracellulaire sclérale : les collagènes, un protéoglycane, la myociline ( COL1A1, COL2A1, LUM, MYOC ), la famille des enzymes de dégradation de la matrice sclérale ( MMP ), et d'autres protéines (LAMA2, BMP2 et BMP3);
  • la croissance cellulaire et tissulaire, avec le transforming growth factor, l ‘hepatocyte growth factor, l ‘insulin-like growth factor ;
  • l'adhésion et la motilité cellulaire ( UMODL1, CTNND2, ACTC1 );
  • le développement oculaire ou cérébral (TGIF1, SOX2OT, PAX6, ZIC2, PRSS56 et SIX6);
  • la signalisation intracellulaire ( RASGRF1 ) et la signalisation intercellulaire ( GRIA4, GJD2, CHRM1 qui codent pour un récepteur muscarinique);
  • le transport ionique ( KCNQ5, RBFOX1 et KCNMA1 );
  • le métabolisme de l'acide rétinoïque ( RDH5 );
  • la régulation de l'apoptose ( PSARL, BLID ), etc.
Les gènes ainsi impliqués dans le déterminisme de la réfraction ne sont pas spécifiques d'un tissu. Ils sont impliqués physiologiquement dans de nombreuses fonctions tissulaires nécessaires à l'homéostasie tissulaire oculaire et sont tous exprimés à des degrés divers au niveau du pôle postérieur de l'œil, entre la rétine et la sclère, en passant par l'épithélium pigmentaire et la choroïde. Les interactions entre ces gènes [ 2 ] caractérisent la supposée cascade de signalisation dite rétinosclérale [ 4 ] qui est incomplètement comprise, mais dont tout le monde s'accorde à dire qu'elle aboutit au remodelage scléral, avec les modifications biochimiques et biomécaniques que cela sous-entend, et, in fine, l'allongement axial de l'œil.
FACTEURS ENVIRONNEMENTAUX ET INTERACTIONS GÈNES-ENVIRONNEMENT
L'augmentation de la prévalence de la myopie dans les populations exposées à des modifications des habitudes de vie, notamment les populations adoptant un « mode de vie occidental » [ 14 ], ainsi que les expérimentations animales [ 15 ], sont en faveur de l'intervention de facteurs environnementaux.
Le travail intensif serait un facteur de développement de la myopie [ 16 ]. La prévalence majeure de la myopie au sein de populations particulièrement soumises à un investissement éducatif fort, comme les élèves des écoles orthodoxes d'Israël, ou encore les étudiants de l'Asie de l'Est, appuie cette hypothèse [ 8 ]. Il est intéressant de noter que cette pression éducative se traduit en termes de résultats scolaires par une place excellente des pays de l'est asiatique au classement de l'évaluation internationale des élèves par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE; enquête PISA ou Programme international pour le suivi des acquis des élèves). En 2013, Verhoeven et al. [ 17 ] ont montré que l'effet synergique de l'association hérédité et haut niveau éducatif allait au-delà du simple effet additif, soulignant dans ce travail l'importance des interactions inné/acquis dans le développement de la myopie.
Le défaut d'activités extérieures est particulièrement mis en exergue dans les publications comme étant facteur de développement de la myopie [ 18 ]. De plus, des études interventionnelles ont montré que passer du temps à l'extérieur, tous les jours (au moins 40 minutes par jour), agissait comme un facteur protecteur [ 19 , 20 ]. L'exposition à la lumière naturelle serait à l'origine, via la dopamine [ 21 ], de l'effet protecteur de la pratique des activités en extérieur sur le développement de la myopie, mais il reste encore à déterminer l'effet associé de la relaxation accommodative, du myosis et des différentes longueurs d'onde ou encore de l'activité physique.
Les autres facteurs favorisants débattus sont le milieu urbain [ 22 ] et le niveau socio-économique [ 23 , 24 ].
L'augmentation de la prévalence de la myopie, induite par les modes de vie occidentaux et le travail de près, serait liée à l'existence d'une boucle de rétroaction « informations visuelles-croissance axiale » du globe à l'origine de la modulation de la croissance de l'œil par la qualité de l'image reçue. Cette autorégulation de la croissance axiale permettrait d'obtenir une meilleure focalisation de l'image sur la rétine. La taille finale du globe oculaire serait ainsi adaptée aux différents paramètres biométriques et au type de vision prépondérant. Cette adaptation de la taille du globe oculaire à la situation optique « vision de près » permettrait la moindre mise en jeu de l'accommodation. Ce phénomène est appelé emmétropisation. Il constitue une adaptation de l'œil à son environnement. Ainsi, selon cette théorie, chez un emmétrope, en cas de sollicitation préférentielle de la vision de près, l'image de l'objet, qui est située en arrière de la rétine en l'absence d'accommodation, induit l'augmentation de la longueur axiale du globe afin de limiter l'effort accommodatif et de s'adapter à la vision prépondérante [ 25 ].
Myopie pathologique versus myopie modérée : épidémiologie et conséquences
La myopie est le trouble réfractif le plus fréquent dans le monde. La prévalence varie selon la région et l'ethnie considérée. Elle est d'environ 25 % à 40 % dans les pays occidentaux. Mais ces chiffres augmentent de façon spectaculaire dans les pays asiatiques, pour atteindre à Singapour et à Taïwan plus de 80 % dans certaines populations de jeunes enfants scolarisés [ 8 , 26 ].
La prévalence de la myopie forte est d'environ 4,5 % aux États-Unis et en Europe de l'Ouest, mais elle atteint 20 % dans certaines populations asiatiques [ 8 , 27 ]. La myopie forte se classe ainsi parmi les cinq premières causes de cécité légale en raison de ses complications cécitantes; elle est reconnue comme une cause majeure de déficience visuelle par l'Organisation mondiale de la santé [ 28 ]. Les enjeux financiers sont énormes, en termes de correction optique ou de prévention des surcoûts liés au handicap visuel [ 29 , 30 ].
Au total
La génétique de la myopie, c'est au moins 20 paires de chromosomes concernées, et plus de 50 gènes impliqués [ 12 ]. Les mécanismes en jeu sont complexes, faisant intervenir de multiples molécules au sein de cascades de signalisation intracellulaire et extracellulaire. Ces phénomènes ont pour conséquence le remodelage scléral et l'allongement du globe oculaire. L'intervention pharmacologique sur un dénominateur commun à tous ces phénomènes physiopathologiques permettrait d'entrouvrir la porte à une thérapeutique préventive efficace vis-à-vis de la progression de la myopie et de la survenue de ses complications cécitantes. C'est là tout le but de la recherche actuelle.
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