Préface

En écrivant cette préface, nous avons d’abord une pensée pour notre collègue, maître et ami lyonnais Raymond Étienne, qui fut un des pionniers de la glaucomatologie française.

Le glaucome primitif à angle ouvert (GPAO) n’est pas une maladie médiatique. Il n’est pas non plus une affection que les patients perçoivent spontanément, souvent seulement à un stade tardif.

Cette neuropathie optique, que l’on dénomme souvent « le voleur sournois de la vue », est liée, mais non d’une manière exclusive, à l’élévation de la pression intra-oculaire (PIO).

Les glaucomes apparaissent comme la deuxième cause de cécité mondiale. Le GPAO est la forme clinique la plus fréquente dans nos pays occidentaux, où il représente environ deux tiers des cas. Sa fréquence ne peut que s’accroître en raison de l’allongement de l’espérance de vie.

Il pose donc un problème de santé publique. Bien établi, évolutif, il retentit sur la qualité de la vie (vie professionnelle, astreinte thérapeutique, lourde surveillance ophtalmologique). Il coûte cher à la société. Il peut rendre dangereuse la conduite automobile. C’est dire la nécessité de son dépistage à un stade précoce, dépistage systématique quel que soit l’âge, dès qu’un patient consulte un ophtalmologiste, ainsi que dans le cadre de la médecine du travail. Bien entendu, ce dépistage devient indispensable pour l’entourage familial d’un patient glaucomateux.

Le Rapport de la Société Française d’Ophtalmologie de 1989 dont nous avions la responsabilité concernait seulement le traitement de cette maladie. Celui de 2014 – que nous avons l’honneur de préfacer –, sous la responsabilité de Jean-Paul Renard et d’Eric Sellem, entourés de nombreux collaborateurs passionnés, a l’ambition de traiter l’ensemble de cette affection.

Cette nouvelle approche est amplement justifiée car, depuis 25 ans, dans tous les domaines, d’énormes progrès ont été accomplis.

Dans la connaissance de l’hérédité du GPAO, plusieurs gènes ont été identifiés dans des formes familiales à transmission dominante. Pour autant, le dépistage génétique du GPAO reste aléatoire en raison du coût économique et du faible pourcentage de GPAO concerné par ces mutations génétiques.

Les progrès de la biologie moléculaire ont permis une meilleure compréhension du fonctionnement des cellules trabéculaires.

La physiopathologie de la neuropathie optique glaucomateuse est mieux connue, notamment la cascade biochimique conduisant à l’apoptose des cellules ganglionnaires, le comportement de la lame criblée sous l’effet de l’élévation de la PIO et la participation vasculaire à ces phénomènes.

Les variations nycthémérales de la PIO et celles liées à la valeur de la pachymétrie cornéenne sont maintenant bien établies. Avec le développement du « self tonometer », une nouvelle ère s’ouvre au dépistage et au contrôle nycthéméral de la PIO.

Le développement extraordinaire des techniques d’exploration permet de mieux appréhender les premières atteintes du nerf optique : sur le plan fonctionnel, grâce aux différents programmes de la périmétrie automatisée et à l’exploration ciblée des différents types de cellules ganglionnaires (périmétrie bleu-jaune, périmétrie par doublage de fréquence) ; sur le plan anatomique, grâce à des appareils de plus en plus performants (Heidelberg Retina Tomograph [HRT], tomographie par cohérence optique [OCT]) permettant d’évaluer par des données chiffrées l’atteinte des fibres nerveuses rétiniennes, de l’anneau neurorétinien et, plus récemment, des cellules ganglionnaires maculaires dont on sait qu’elles sont les premières touchées.

Nous possédons actuellement un arsenal thérapeutique étoffé pour lutter contre l’élévation de la PIO. Depuis le rapport de 1989, les prostaglandines ont supplanté en efficacité les bêtabloquants et leur association permet souvent un bon contrôle des glaucomes sévères. Les moyens physiques se sont accrus, notamment avec la trabéculoplastie sélective. Les techniques chirurgicales ont progressé, notamment avec la sclérectomie profonde et la meilleure maîtrise des antimitotiques contre le risque de fibrose conjonctivale.

La surveillance du glaucomateux traité a toujours fait l’objet de débats quant à la recherche de la pression cible, et au choix du traitement de première intention. En réalité, le vrai problème pour le praticien est d’évaluer, chez un glaucomateux traité et correctement surveillé, une aggravation de la neuropathie optique justifiant une modification du traitement. Les programmes périmétriques disposent maintenant d’analyses statistiques sophistiquées qui permettent d’évaluer la progression des déficits. Il en est de même pour les analyseurs du nerf optique.

Mais avant d’affirmer une telle progression pour les tests fonctionnels, penser à une fatigue occasionnelle du malade relève du bon sens, incite à répéter l’examen dans le mois suivant, et, si l’aggravation est confirmée, penser au fait que les altérations périmétriques du glaucome ne sont pas spécifiques et peuvent être liées à une affection neurologique ou neurochirurgicale intercurrente.

Le GPAO n’est pas une affection qui se guérit, elle se contrôle. Encore faut-il expliquer au patient le rôle du traitement, et son mode d’action. Le traitement médical doit être adapté à chaque patient, à son mode de vie, notamment professionnel, avec des horaires précis d’instillation pour éviter au maximum un manque d’observance. Encore faut-il expliquer au patient la nécessité d’une surveillance régulière et à vie, même après une intervention chirurgicale qui n’est jamais une fin mais un des moyens de contrôle de la PIO. C’est dire que ce suivi doit être effectué par une même équipe avec les mêmes paramètres de surveillance, de telle sorte que l’on puisse maîtriser autant que possible la maladie et non la subir.

Les perspectives thérapeutiques d’avenir reposent surtout sur le traitement de la neuropathie glaucomateuse et concernent plus précisément la lutte contre l’apoptose des cellules ganglionnaires. Le défi du xxie siècle repose donc sur la recherche de neuroprotecteurs efficaces.

De nouvelles voies ont peut-être de l’avenir : la thérapie génique, les cellules souches, les vaccins, etc.

Pour terminer, nous nous ferons l’écho de ce qui s’écrivait dans la conclusion du Rapport de 1989. Le GPAO est souvent, pour le patient autant que pour l’ophtalmologiste, une grande partie de leur vie commune. Plus que dans toute autre maladie, la relation médecin-malade est primordiale. Au fil des examens de contrôle et des années s’instaure entre eux une relation étroite, une sorte de complicité, voire d’amitié. Elle est souvent bénéfique pour l’observance et le suivi thérapeutique. Mais l’ophtalmologiste, à chaque examen de contrôle, doit éviter le piège de la routine et, pour apprécier au mieux l’évolution de la maladie, considérer son patient comme venant le consulter pour la première fois.

Ainsi pourrons-nous éradiquer le glaucome des premières causes de cécité !

Philippe Demailly