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Chapitre 8
Endothélium cornéen des animaux de laboratoire courant

E. Crouzet,

Z. He,

M. Correl,

P. Gain,

G. Thuret

Introduction
Les animaux ont été utilisés depuis le XIXe  siècle pour étudier l'histologie cornéenne, puis dans les années 1950 pour comprendre le rôle de l'endothélium cornéen ainsi que sa physiologie. Dès 1929, le lapin a été utilisé pour développer des méthodes de cultures in vitro de cellules endothéliales (CE) cornéennes par pelage de la membrane de Descemet [1, 2], puis par traitement enzymatique (trypsine) dès 1965 [3].
À l'échelle de la planète, le don de cornée à usage thérapeutique est très loin de couvrir les demandes [4]. La situation est similaire pour la recherche, même s'il est possible d'effectuer des prélèvements à des fins scientifiques sur des donneurs présentant des contre-indications au don à but thérapeutique (évitant ainsi de réduire le nombre de greffons disponibles pour les patients) [5]. La rareté des cornées humaines utilisables pour la recherche justifie donc parfaitement l'utilisation des animaux de laboratoire et des abattoirs.
Les cornées animales sont utilisées dans plusieurs circonstances :
  • lorsque aucune cornée humaine n'est disponible ;
  • lorsque l'importance des travaux envisagés ne nécessite pas impérativement l'utilisation de cornées humaines (études préliminaires, certaines études de physiologie sur des fonctions conservées dans toutes les espèces, pré- screening de molécules, etc.) ;
  • lorsqu'un très grand nombre de CE est nécessaire et impossible à atteindre avec des cornées humaines ;
  • et enfin lorsque les expérimentations nécessitent un organisme vivant (immunologie du rejet, mise au point de techniques chirurgicales, développements et tests de dispositifs médicaux intracornéens, mise au point de nouveaux procédés affectant directement la cornée ou la traversant, etc.).
Si le nombre de cornées animales normales est illimité (dans le respect de la règle des 3R de l'expérimentation animale moderne : Reduce, Refine, Replace ), il existe en revanche très peu de pathologies endothéliales cornéennes chez l'animal, spontanées et suffisamment fréquentes pour servir de modèle simple. Les chiens Boston Terriers et Chihuahua peuvent être affectés par une dystrophie endothéliale assimilable à la dystrophie endothéliale cornéenne de Fuchs (ou Fuchs endothelial corneal dystrophy [FECD]) [6, 7], mais ce ne sont pas des animaux de laboratoire. En 2012, Jun et al. ont développé un modèle murin se rapprochant de la FECD [ [8] [9] [10] ] qui reste le seul disponible jusqu'à présent.
Nous rappelons ci-après les principales caractéristiques endothéliales cornéennes, et les différences notables avec l' Homo sapiens , des mammifères les plus couramment utilisés en recherche : souris ( Mus musculus ), rat ( Rattus sp.), lapin ( Oryctolagus sp.), chat ( Felis silvestis catus ), chien ( Canis lupus familiaris ), cochon ( Sus scrofa domesticus ) et primates non humains ( Macaca sp.)
Morphologie
Chez tous les mammifères, l'endothélium cornéen constitue une monocouche de cellules plates et jointes. Les CE présentent une surface apicale de forme généralement hexagonale, mais dont les côtés sont plus ou moins tortueux. Les interdigitations intercellulaires sont de plus en plus nombreuses lorsque l'on s'enfonce vers le stroma (fig. 8-1 et 8-2
Fig. 8-1
Morphologie des cellules endothéliales humaine (donneur de 40ans), de cochon (porc de 6mois), de lapin et de rat adultes.Les contours cellulaires sont colorés par le rouge alizarine et les noyaux par le Hoechst-33342.
Fig. 8-2
Morphologie apicale et en profondeur des cellules endothéliales de l'homme, du cochon, du lapin et du rat.La morphologie apicale est mise en évidence par immunomarquage de ZO-1 qui est une des molécules composant les jonctions serrées, et en profondeur par immunomarquage des pompes Na+/K+-ATPase localisées sur les membranes latérales.
). Elles reposent sur une membrane basale épaisse, la membrane de Descemet, constituée de collagène dont l'arrangement tridimensionnel peut différer entre espèces.
De façon notable, la forme du noyau et le rapport nucléocytoplasmique varient fortement d'une espèce à l'autre. Alors que chez Homo sapiens les noyaux des CE centrales sont toujours ronds, souvent excentrés et n'occupent pas plus d'un tiers du volume de la cellule chez l'adulte, chez les animaux cités ci-dessus, ils sont ovoïdes ou réniformes, et leur longueur peut atteindre le double d'un noyau humain avec un rapport nucléocytoplasmique plus élevé (voir fig. 8-1).
Capacité proliférative
Il existe des différences majeures dans la capacité proliférative/régénérative de l'endothélium cornéen entre les différentes espèces animales.
Chez la souris immature (au 3e  jour postnatal), les CE sont capables de proliférer et expriment des marqueurs de progéniteurs ( LGR5 et Sox9 ). Durant les 30 jours de développement postnatal, les CE perdent progressivement cette capacité pour devenir à terme des cellules à cycle lent, se rapprochant de ce que nous pouvons observer chez l'homme. En périphérie de l'endothélium, à la frontière avec le trabéculum, une sous-population de ces cellules exprime des marqueurs progéniteurs ( Nestin et NGFR ) et se présente sous forme de clusters [11]. Cette organisation en cluster de cellules exprimant des marqueurs progéniteurs en extrême périphérie a également été décrite chez l'homme [12].
L'endothélium du rat a une importante capacité proliférative in vivo. Après destructions de plus de la moitié de l'endothélium cornéen, l'endothélium se régénère en 2 à 14 jours avec des cellules de formes irrégulières. Dans le même temps, les cornées retrouvent leur transparence et leur épaisseur [13, 14].
Le lapin possède lui aussi une importante capacité de régénération endothéliale. Après cryoapplication transcornéenne induisant une destruction endothéliale atteignant 90 %, la régénération est totale, mettant en jeu des mitoses endothéliales, et permet de restaurer une densité cellulaire endothéliale (DCE) normale, ainsi qu'une transparence et une épaisseur normales [ [15] [16] [17] [18] ]. Si l'endothélium du lapin est détruit sur 6 mm de diamètre, sans lésions de la membrane de Descemet, une importante activité mitotique est décelée autour de la lésion pour permettre à la monocouche cellulaire de se reformer (fig. 8-3
Fig. 8-3
Mise en évidence, par immunomarquage de Ki67, de la prolifération physiologique et après lésion de l'endothélium cornéen du lapin New Zealand White in vivo.a. Capacité proliférative de l'endothélium cornéen d'un œil sain de lapin (Ki67 rouge). Il existe un contingent de cellules périphériques qui se divise en permanence. b. Capacité régénératrice de la monocouche cellulaire après lésion de l'endothélium sur un diamètre de 6mm. Un nombre considérable de cellules endothéliales prolifèrent et migrent vers le centre de la lésion pour reconstituer un endothélium intègre (Ki67 vert).
). Après 5 jours, la cornée retrouve sa transparence et son épaisseur physiologique et toute la surface endothéliale est recouverte. En dehors de toute lésion, il existe une population de CE périphériques qui prolifèrent. Ainsi, sur la cornée du lapin New Zealand White âgé de 6 semaines, il est possible, grâce à l'immunomarquage de Ki67 , de mettre en évidence une importante activité mitotique au sein de l'endothélium périphérique (voir fig. 8-3) et ainsi d'observer toutes les phases de la mitose (fig. 8-4
Fig. 8-4
Mise en évidence de la prolifération spontanée de l'endothélium de lapin New Zealand White, en périphérie de la cornée.Toutes les phases du cycle cellulaire ont pu être observées sur l'endothélium de la cornée fraîche du lapin. Immunomarquage de Ki67 et montage à plat de la cornée entière [33, 34].
). Dans les années 1990, grâce à une approche immunocytochimique permettant de mettre en parallèle la localisation et l'expression des protéines du cycle cellulaire des CE et des cellules épithéliales, l'équipe de Nancy Joyce (Boston, États-Unis) a pu mettre en évidence que, chez l'homme, in vivo, les CE cornéennes n'ont pas quitté le cycle cellulaire, mais sont bloquées en phase G1 [19]. Elle a également démontré par profilage de l'expression des protéines du cycle cellulaire des CE du lapin et de l'homme qu'une des différences significatives était la localisation subcellulaire de la cycline E (cycline de la transition G1-S du cycle cellulaire). La cycline E est nucléaire dans les CE humaines et cytoplasmique dans les CE de lapin, indiquant un arrêt à des stades différents du cycle cellulaire [20].
Chez le chien, les CE du jeune adulte possèdent une certaine capacité de régénération intermédiaire entre l'homme et le lapin. Une étude où l'endothélium a été détruit à 90 % par cryoapplication transcornéenne a montré que la régénération de la monocouche se faisait par le biais de l'activité mitotique et de l'élargissement cellulaire par des pseudopodes [21].
Le chat a souvent été mis en parallèle avec les expériences sur le lapin comme étant un modèle de régénération endothéliale plus proche de l'homme, puisque ce dernier possède une capacité de cicatrisation endothéliale très faible. Le retour à une monocouche de cellules ne se fait pas grâce à la mitose, mais, comme chez l'homme, par le biais d'un élargissement des cellules en périphérie des surfaces acellulaires [15, 22, 23]. Des observations similaires ont été faites chez le cochon [24, 25] et le primate non humain tel que Macaca fascicularis [26, 27].
Malgré des capacités de prolifération très variable entre espèces, la DCE diminue avec l'âge chez l'homme, la souris [28], le rat [28], le lapin [29], le chat [30, 31], le chien [32] et le primate non humain [30]. Il semble donc qu'un déséquilibre entre capacité proliférative et mortalité endothéliale augmente constamment avec le vieillissement, même pour les animaux ayant une grande capacité mitotique initiale, mettant l'accent sur des mécanismes de sénescence endothéliale cornéenne préservés entre espèces.
Les références peuvent être consultées en ligne à l’adresse suivante
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