Introduction
La neuro-ophtalmologie vue par l'ophtalmologiste
C. Lamirel
Un tiers de la masse cérébrale est impliquée dans la vision et l'œil n'en est pas un simple organe périphérique. Il contient en effet un neurone du système nerveux central : la cellule ganglionnaire rétinienne dont l'axone forme le nerf optique, véritable faisceau de substance blanche qui véhicule l'information visuelle vers le cerveau. L'œil est vascularisé par la première branche de l'artère carotide interne et la barrière hémato-oculaire est le reflet de la barrière hémato-encéphalique. Voir, c'est aussi porter son regard vers la cible soit par un mouvement réflexe, soit par un mouvement volontaire qui implique un réseau cortical et sous-cortical de décision, de préparation et de programmation du mouvement. Ces mouvements sont ensuite exécutés par toute une machinerie qui a son origine dans le tronc cérébral où trois paires de nerfs crâniens permettent d'activer les muscles extra-oculaires pour obtenir un mouvement coordonné des deux yeux. Le regard est stabilisé en lien avec le système vestibulaire et de proprioception de la tête et du corps pour garder sur la fovéa le stimulus visuel d'intérêt et en conserver une perception fine. Certaines cellules ganglionnaires rétiniennes contiennent de la mélanopsine et permettent à notre horloge biologique de rester calée sur le rythme nycthéméral et de régler le diamètre pupillaire à l'aide des systèmes parasympathique et sympathique. Ces cellules ganglionnaires à mélanopsine sont aussi impliquées dans les céphalées, les algies faciales, les migraines et la photophobie, en interaction avec le système trigéminal qui assure l'innervation sensitive de l'œil et de ses annexes.
Devant toutes ces interactions entre le système nerveux central et l'œil et ses annexes, il n'est pas étonnant que le neurologue et l'ophtalmologiste soient amenés à collaborer étroitement. La neuro-ophtalmologie fait aussi appel à d'autres spécialistes qui sont impliqués dans la prise en charge de pathologies neurologiques : neuroradiologues, neuroradiologues interventionnels, neurochirurgiens, médecins internistes, endocrinologues, etc. Elle se fait également avec l'aide de nos collaborateurs de toujours et de tous les jours: les orthoptistes.
La neuro-ophtalmologie est cette partie de la médecine qui s'intéresse à toutes les pathologies neurologiques comportant une atteinte de la vision parfois révélatrice, qu'elle soit localisée à l'œil, aux voies sensorielles, ou de l'oculomotricité. Elle n'est pas à la frontière de la neurologie et de l'ophtalmologie : chacun de ces spécialistes resterait alors à l'intérieur de son domaine de compétence tandis que seuls le patient et son dossier franchiraient cette frontière virtuelle. Elle est plutôt un champ commun à l'ophtalmologie et à la neurologie , impliquant que les spécialistes échangent, se comprennent, aient un minimum de connaissance de l'autre spécialité, sachent en interpréter les examens complémentaires et continuent de se former à ses progrès.
Parce que la neuro-ophtalmologie est un champ commun à l'ophtalmologie et à la neurologie, elle fait partie intégrante de l'ophtalmologie et doit être connue par l'ophtalmologiste. Elle comporte des urgences fonctionnelles et parfois vitales qui vont se présenter au cabinet, et l'on peut citer ici trouble visuel transitoire, la neuropathie optique ischémique, la paralysie du III, le myosis douloureux. Par ailleurs, une fois opéré de son adénome hypophysaire, une fois l'anévrisme de l'artère communicante postérieure embolisé, le patient continuera de se faire suivre par son ophtalmologiste pour vérifier la récupération du trouble visuel ou de la diplopie.
La neuro-ophtalmologie est souvent perçue par l'ophtalmologiste comme difficile, longue et complexe. En effet, il est un des rares médecins à pouvoir observer immédiatement en consultation l'organe de sa spécialité à l'aide de la biomiscroscopie en lampe à fente (LAF) et de l'ophalmoloscopie. La tomographie en cohérence optique (OCT) a encore amélioré la finesse et la reproductibilité de l'observation des différents tissus de l'œil. Ainsi, après quelques questions sur les symptômes, puis la mesure de la réfraction et de l'acuité visuelle, sa démarche diagnostique passe la plupart du temps par la constatation de la ou des lésions responsables, ce qui permet rapidement d'orienter le bilan étiologique et la prise en charge thérapeutique. Il est en quelque sorte un anatomopathologiste in vivo et un radiologue de l'œil grâce à l'OCT et autres modalités d'imagerie oculaire. C'est là que réside une difficulté de la neuro-ophtalmologie, puisque souvent l'ophtalmologiste ne voit pas la lésion en cause ou alors celle-ci n'est pas spécifique.
Il faut alors raisonner comme un neurologue : localiser la lésion sur les voies visuelles, ou oculomotrices à partir de l'examen clinique et ensuite évoquer un mécanisme à partir d'un interrogatoire précis et détaillé avant de demander, parfois en urgence, une imagerie adaptée à la localisation et au processus pathologique évoqué. La suite du bilan étiologique dépendra de la confrontation entre clinique et imagerie en gardant à l'esprit que l'on soigne un patient et sa vision, et pas seulement une image. Cela nécessite une prise de recul par rapport aux images qui remplissent pourtant le quotidien de la pratique ophtalmologique. C'est ce même recul qu'il faut avoir pour ne plus seulement regarder l'œil à fort grossissement à travers la LAF et savoir «dézoomer » pour voir le patient en entier, prendre son pouls, mesurer sa pression artérielle, faire un examen neurologique et des paires crâniennes. C'est aussi prendre le temps de faire un interrogatoire minutieux et parfois long mais indispensable, car la neuro-ophtalmologie reste une discipline encore et toujours très clinique malgré les progrès de l'OCT et de l'IRM. C'est une clinique riche et belle pour celui qui s'y intéresse.
Le bilan étiologique et la prise en charge sont souvent réalisés par le neurologue. Dans les cas difficiles, la neuro-ophtalmologie devient alors un pont qui relie toutes les spécialités évoquées plus haut. Pour avancer dans ces situations complexes, il faut se rencontrer, partager les informations et parfois débattre, se challenger, tout comme le neurologue challenge le neuroradiologue lorsque l'imagerie cérébrale ne cadre pas avec la clinique. Cette rencontre des points de vue aboutit à une meilleure conduite diagnostique et thérapeutique bénéficiant au patient. Elle est aussi le moment privilégié, pour tous les spécialistes impliqués, d'enrichir leur vision de la neuro-ophtalmologie et de progresser. Ce temps de concertation multidisciplinaire est un temps nécessaire dans la prise en charge des situations complexes et pour faire vivre une collaboration : c'est un temps précieux qu'il faut savoir prendre et protéger.
En pratique, la neuro-ophtalmologie est pour l'ophtalmologiste l'occasion de mettre en œuvre une sémiologie fine pour sauver la vision et parfois la vie de nos patients, et lui permet aussi de partager et d'interagir avec de nombreux autres spécialistes.
Le rôle du neurologue en neuro-ophtalmologie
R. Deschamps
Préciser l'apport du neurologue en neuro-ophtalmologie dans un ouvrage avant tout destiné à des ophtalmologistes n'est pas un exercice simple, puisque c'est tenter d'isoler son rôle alors qu'il est totalement lié à celui des autres spécialités et ici, en premier lieu, à l'ophtalmologie.
Le mode d'entrée des patients atteints d'une pathologie neuro-ophtalmologique est le plus souvent visuel et les premières constatations de l'ophtalmologiste seront déterminantes pour l'orientation de la prise en charge ; le terme d'ophtalmo-neurologie serait finalement plus approprié. Il faut insister sur le caractère incontournable de cet avis ophtalmologique initial, qui seul peut éliminer une pathologie oculaire pure et donc éviter aux patients une errance diagnostique voire thérapeutique inutile.
Les premières données ophtalmologiques : mesure de l'acuité visuelle, examen oculaire, oculomoteur, palpébral, pupillaire, champ visuel, coordimètre et tomographie en cohérence optique, permettent de localiser l'anomalie et d'évoquer un mécanisme. Toutefois, elles ne sont le plus souvent pas suffisantes pour retenir une étiologie et la collaboration privilégiée avec le neurologue apparaît fréquemment nécessaire.
Dans certains cas, l'avis neurologique est primordial pour juger du degré d'urgence. Par exemple, devant une suspicion de myasthénie à révélation oculaire, l'examen élimine des signes neurologiques de généralisation et donc de gravité. L'unité neurovasculaire est le mode d'entrée de toutes les pathologies vasculaires aiguës et récentes : cécité monoculaire transitoire et occlusion artérielle rétinienne, hémianopsie latérale homonyme, syndrome de Claude Bernard-Horner douloureux, etc.
De plus, le neurologue permet d'orienter la prise en charge initiale et les exemples sont nombreux de l'importance de l'examen neurologique incluant un interrogatoire souvent long, permettant d'étendre les hypothèses diagnostiques et donc de décider des explorations. Le neurologue recherche des signes cliniques de dissémination spatiale, et donc de sclérose en plaques chez un patient présentant une névrite optique. Devant un trouble oculomoteur récent et complexe, il teste les réflexes ostéotendineux et recherche une ataxie évoquant un syndrome de Miller-Fisher. Devant un syndrome de Parinaud chez un sujet âgé, il vérifie l'absence de signes extrapyramidaux et/ou de syndrome frontal en faveur d'un syndrome parkinsonien. En cas de cécité corticale, il recherche une atteinte dégénérative plus diffuse de type démentiel ou des éléments cliniques orientant vers une maladie de Creutzfeldt-Jakob, etc.
Ces dernières années, les avancées des différentes explorations, principalement la biologie (immunologique, génétique, etc.) et l'IRM, ont été majeures, bien que, à n'en pas douter, encore préliminaires. Toutefois, ces examens ne se suffisent pas en eux-mêmes et restent complémentaires : le choix de ces explorations puis leur interprétation dépendent des données cliniques, et nécessitent a priori une expertise clinique conjointe ophtalmologique et neurologique.
Un premier exemple est la prise en charge des névrites optiques qui a longtemps reposé sur les données de l'étude nord-américaine dite de l'ONTT ( Optic Neuritis Treatment Trial ). Elle a été transformée ces dernières années par l'apparition de nouveaux critères diagnostiques de sclérose en plaques, très sensibles mais encore peu spécifiques et reposant beaucoup sur l'IRM, ainsi que par la découverte de nouveaux anticorps (anti-aquaporine-4 et anti-myelin oligodendrocyte glycoprotein ). Dans ce cas, le neurologue fait la synthèse de l'histoire du patient, de son examen clinique, du bilan ophtalmologique, des résultats de l'IRM, et décide de la réalisation ou non d'un bilan biologique complémentaire et de la ponction lombaire. C'est aussi le neurologue qui discutera rapidement de la nécessité de réaliser des échanges plasmatiques, de l'intérêt d'une éventuelle corticothérapie prolongée ou d'un traitement de fond préventif. Une fois un diagnostic établi et le traitement débuté, le neurologue jouera le plus souvent un rôle essentiel pour organiser au long cours la filière des soins du patient.
L'hypertension intracrânienne idiopathique se situe à l'autre bout du spectre de la neuro-ophtalmologie. Si le neurologue fait le diagnostic positif et prescrit le traitement initial, c'est l'ophtalmologiste qui va suivre la fonction visuelle et le traitement, et organiser la prise en charge multidisciplinaire incluant, selon l'évolution, le neurologue, l'endocrinologue ou le spécialiste de l'obésité, le neuroradiologue interventionnel et le neurochirurgien. S'il existe de nombreux autres exemples, cette collaboration privilégiée neuro-ophtalmologique repose sur un partage de l'information au sein de consultations parfois conjointes et de staffs communs, et s'étend selon la pathologie à d'autres spécialités comme la neuroradiologie, la médecine interne, la biologie, la cardiologie, la neurochirurgie, la génétique, la neuropsychologie et la réadaptation visuelle, cette liste étant non exhaustive.
Au final, le neurologue apparaît indispensable pour son expertise clinique, en recherchant une atteinte non ophtalmologique et en éliminant précocement des signes de gravité, pour orienter et interpréter les examens complémentaires, puis pour organiser la prise en charge du patient sur la base d'échanges permanents, tout particulièrement avec l'ophtalmologiste.