Chapitre 27
Intelligence artificielle en neuro-ophtalmologie
Introduction
L'intelligence artificielle (IA) a suscité ces dernières années un intérêt sans précédent en médecine [
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]. L'apprentissage profond( deep-learning ), technique d'IA particulièrement adaptée pour l'analyse automatique des images, a trouvé rapidement des applications en ophtalmologie, notamment pour la détection et prédiction de pathologies rétiniennes, en particulier la rétinopathie diabétique (RD)[4,5]. Changement paradigmatique important dans l'évolution de la médecine, la Food and Drug Administration (FDA) a autorisé en 2018, pour la première fois, l'utilisation d'un système d'apprentissage profond pour le dépistage automatique de la RD, à partir des images de fond de l'œil. Depuis peu, l'interprétation adéquate, précise, immédiate des lésions de RD peut être effectuée à distance des ophtalmologistes, en conditions réelles, dans des cabinets non ophtalmologiques [6].
Bien au-delà de la détection de la RD, l'IA a montré des résultats prometteurs pour l'identification d'autres pathologies ophtalmologiques, notamment pour la rétinopathie des prématurés et la dégénérescence maculaire liée à l'âge, à partir d'images en couleurs et/ou de données de tomographie par cohérence optique ( optical coherence tomography [OCT]) [7]. L'IA peut être aussi utile pour l'analyse de la tête du nerf optique permettant la détection du glaucome[
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], avec des implications importantes de santé publique, compte tenu de la grande fréquence de patients glaucomateux non diagnostiqués [8]. Ainsi, l'apprentissage profond peut être appliqué avec succès pour la prédiction de plusieurs pathologies ophtalmologiques visibles sur des images du fond de l'œil (fig. 27-1
). Son succès récent en ophtalmologie est en grande partie lié au nombre important d'images disponibles dans des pathologies relativement courantes. En effet, la construction de systèmes d'apprentissage profond nécessite une grande qualité et un grand nombre (des milliers voire des centaines de milliers) d'images, qui servent à «l'entraînement » de la machine, afin qu'elle puisse «reconnaître » des images similaires ultérieurement, lors des tâches de reconnaissance.
En neuro-ophtalmologie, que ce soit en apprentissage automatique( machine learning ) ou en apprentissage profond, l'utilisation de l'IA reste encore limitée en raison de la disponibilité réduite des données nécessaires au développement des modèles. En effet, dans une collection d'images, le nombre d'images de papilles pathologiques (œdème, atrophie, etc.) sera toujours très inférieur à celui d'images avec une RD, par exemple. Par voie de conséquence, il est encore très difficile d'évaluer la capacité réelle de l'IA à dépister des pathologies « neuro-ophtalmologiques » ou encore «non glaucomateuses » qui affectent le fond de l'œil, notamment la papille. Cela est encore plus vrai pour les autres pathologies neuro-ophtalmologiques, comme l'analyse de signal associé aux mouvements oculaires, ou aux réponses pupillaires à différents stimuli.
Quelle utilité de l'intelligence artificielle en neuro-ophtalmologie ?
Malgré ces limites, un dépistage automatique d'anomalies papillaires pourrait être intéressant, voire nécessaire dans des situations où les ophtalmologistes ne sont pas facilement disponibles. Au-delà des grandes discussions et controverses sur l'utilité de l'IA en médecine, nous nous plaçons ici dans une perspective pragmatique, pour imaginer dans quel contexte l'IA pourrait être utile aux professionnels de santé, et en particulier à ceux qui ne peuvent pas visualiser la tête du nerf optique. Alors qu'il est très aisé pour un ophtalmologiste d'identifier des anomalies acquises de la papille (œdème, pâleur, atrophie, néovascularisation, etc.), c'est devenu de nos jours pratiquement impossible pour un neurologue non-spécialiste ou un médecin généraliste. Les médecins non-ophtalmologistes ont des difficultés majeures à réaliser une ophtalmoscopie, alors que ce geste fait partie de l'examen général d'un patient [9] et que l'examen du fond de l'œil est important aux urgences générales, permettant de dépister des anomalies papillaires révélatrices de pathologies qui peuvent menacer (souvent de manière asymptomatique) la vision, voire le cerveau et/ou la vie (par exemple hypertension intracrânienne primitive ou secondaire, neuropathies optiques compressives, inflammatoires, ischémiques, etc.). Compte tenu de ces difficultés, pour des non-ophtalmologistes, à réaliser une ophtalmoscopie aux urgences, il a été proposé, comme alternative, d'évaluer la tête du nerf optique à l'aide des photographies [10,11]. Des études utilisant des photographies du fond de l'œil ont rapporté un œdème papillaire chez 3% des patients se présentant aux urgences pour des céphalées, des symptômes neurologiques, une perte visuelle ou des manifestations liées à une hypertension artérielle. Ainsi, la détection des anomalies papillaires aux urgences peut avoir des conséquences considérables dans la prise en charge de patients, en orientant les examens ultérieurs (imagerie par résonance magnétique, ponction lombaire, etc.). Des caméras portables permettent désormais de visualiser des œdèmes papillaires [12], gagnant de plus en plus en popularité parmi les neurologues [13]. Néanmoins, la reconnaissance par les professionnels non ophtalmologiques de ces anomalies papillaires sur photographies n'est pas encore optimale [9], imposant une autre solution.
L'IA pourrait jouer ce rôle, si elle était capable d'identifier de manière fiable, rapide et peu coûteuse des anomalies papillaires neuro-ophtalmologiques, sur des images standard de fond de l'œil. Rapidement, l'IA pourrait s'étendre ensuite à d'autres champs d'investigation en neuro-ophtalmologie, comme l'analyse des champs visuels ou encore des mouvements oculaires anormaux ou des réponses pupillaires.
Méthodes utilisées
L'apprentissage automatique ( machine learning ) et l'apprentissage profond ( deep learning ) se fondent sur la capacité d'un système computationnel d'« apprendre » et d'intégrer des données entrantes (par exemple, images de fond d'œil anormal) pour prédire ensuite un résultat ou diagnostic, sur une image préalablement inconnue, sans intervention humaine. Pour accomplir cette tâche complexe de classification, le système est initialement «entraîné », ou «enseigné », en l'exposant à des milliers d'images qui doivent être bien identifiées et classées («étiquetées »), en illustrant une «référence standard » fiable. Cette étape se fait grâce à un traitement de l'information par des «réseaux de neurones à convolution », qui sont des structures organisées fonctionnellement en plusieurs dizaines de couches, avec de nombreux niveaux d'abstraction (d'ou le nom d'apprentissage «profond »)[14]. La performance du système est ensuite comparée avec la «référence standard », lors de plusieurs procédures, en commençant par une «validation primaire interne », suivie d'une «validation externe ». Cette dernière étape de validation externe évalue la performance du système, lorsqu'il effectue une décision sur un échantillon d'images totalement extérieur, que le système n'a jamais rencontré lors de son entraînement.
Malgré les performances extraordinaires de ces systèmes, possibles grâce aux progrès technologiques et computationnels des ordinateurs d'aujourd'hui, l'IA garde des zones d'ombre. Ainsi, les processus décisionnels effectués par la machine, lors des classifications, sont souvent régis par des principes de boîte noire ( blackbox ). Autrement dit, l'humain n'est pas toujours en position de comprendre réellement les raisons pour lesquelles un système a effectué un diagnostic et pas un autre.
Intelligence artificielle et anomalies papillaires : du glaucome à la neuro-ophtalmologie
L'apprentissage profond a été appliqué avec succès à la classification de papilles glaucomateuses sur des images rétiniennes dans des séries rétrospectives [4,15]. Après une première étape préliminaire de segmentation [16], l'analyse des papilles nécessite un «entraînement » du système, qui doit «apprendre » à partir d'images illustrant un diagnostic robuste de glaucome (la référence standard). Les premières études dans le glaucome ont été effectuées sur des références standard établies post hoc, par des évaluateurs qui établissaient un diagnostic subjectif sur une image rétinienne et non pas sur une réalité médicale. Depuis peu, par un processus très élégant, il est possible d'entraîner des systèmes en intégrant à l'aspect de l'image rétinienne des données standard objectives (épaisseur des fibres rétiniennes en OCT). Ainsi, l'image «apprend » sur l'image l'aspect de glaucome, à partir des données OCT. Une fois entraîné, le système peut évaluer, sur des nouvelles images, l'épaisseur des fibres rétiniennes, en analysant simplement l'image rétinienne, par une technique appelée de «machine à machine » [17]. D'autres études ont montré des résultats encourageants, suggérant que les techniques modernes d'apprentissage profond peuvent détecter une papille glaucomateuse, avec une haute sensibilité et spécificité, en un temps réduit[
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]. Malgré ces grands progrès pour le glaucome, aucune étude prospective de terrain n'a été réalisée pour l'instant à l'échelle de ce qui a été confirmé pour la RD.
En neuro-ophtalmologie, la première évaluation automatique des papilles a été effectuée bien avant l'époque de l'apprentissage profond, par des systèmes diagnostiques utilisant des ordinateurs ( computer-aided diagnostic systems [ CAD systems ]). À l'aide d'un système d'apprentissage automatique, on a pu classifier les œdèmes papillaires de stase par leur sévérité, selon les critères de Frisen [21]. Cet algorithme automatique avait une excellente performance, étant en accord substantiel avec la classification fournie par un expert neuro-ophtalmologiste [21]. D'autres systèmes ultérieurs ont réussi à distinguer de manière automatique des images d'œdème papillaire, en les différenciant d'images normales, en utilisant des méthodes d'extraction de traits de la papille (vascularisation, texture, couleur, etc.)[22,23]. Malheureusement, ces études ont été réalisées sur des échantillons très limités, sans réelle validation ultérieure. Plus important encore, elles ont opéré une reconnaissance binaire (un disque pouvait être soit normal, soit œdémateux), ce qui n'est pas une situation de la vie réelle. Des études de vie réelle devront inclure non seulement des papilles normales et de stase, mais aussi d'autres classes diagnostiques, rencontrées dans la réalité quotidienne (atrophiques, inflammatoires, ischémiques, etc.).
Les méthodes d'apprentissage profond n'ont pas encore été utilisées en pathologie neuro-ophtalmologie stricto sensu. Une première étude récente a utilisé cette méthode pour classifier la latéralité des yeux à partir d'images de papilles optiques provenant de patients sains, mais aussi de patients ayant des pathologies neuro-ophtalmologiques [24]. L'apprentissage automatique a également été récemment appliqué à des données d'OCT, permettant de séparer des patients sains de patients ayant une sclérose en plaques, même en l'absence d'antécédent de névrite optique [25].
Conclusion
Il est raisonnable de penser que les succès retentissants de l'IA dans le domaine des pathologies rétiniennes (et à moindre échelle du glaucome) trouveront également des applications utiles en neuro-ophtalmologie. Des données préliminaires encourageantes font penser que des systèmes d'apprentissage profond permettront de distinguer de manière automatique dans un avenir proche, à partir d'images rétiniennes, plusieurs classes d'anomalies des papilles optiques. En cas de réussite, ces systèmes pourront trouver des applications dans des cabinets non ophtalmologiques, aux urgences ou chez les neurologues, et permettre de dépister des lésions neurologiques ou systémiques sous-jacentes qui peuvent menacer la vision, voire la vie. Deux facteurs pourront contribuer à ce progrès : la collection d'un grand nombre de données d'imagerie robuste, de qualité et les progrès méthodologiques de l'IA. Ainsi, il est important que des études futures, au mieux prospectives, utilisant des cohortes en situation de vie réelle [26], déterminent si l'IA peut devenir une solution fiable pour nos systèmes de santé [27], pour faciliter la mission des neuro-ophtalmologistes, neurologues et autre acteurs de santé.
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