Retour
Chapitre 14
La diplopie

C. Tilikete

Une diplopie est la vision double d'un objet unique. Une diplopie monoculairepersiste à l'occlusion de l'œil sain et disparaît à l'occlusion de l'œil atteint. Elle peut avoir une cause ophtalmologique retrouvée facilement à l'examen : cornéenne (astigmatisme important, taie cornéenne, kératocône), irienne (traumatique), cristallinienne (cataracte nucléaire). Si l'examen ophtalmologique est normal, la principale étiologie est fonctionnelle.
Ce chapitre traitera des diplopies binoculaires, présentes les deux yeux ouverts et disparaissant à l'occlusion d'un œil, et ce quel que soit l'œil occlus. Elles correspondent à un trouble du parallélisme oculaire acquis et d'installation aiguë ou subaiguë, avec généralement une origine neurologique ou orbitaire requérant souvent une prise en charge urgente. Ce trouble du parallélisme oculaire est le plus souvent lié à une paralysie (ou parésie) oculomotrice. Un trouble du parallélisme oculomoteur congénital ou ancien et d'installation très lente ne se manifeste généralement pas par une diplopie.
Rappel anatomique et physiologique
Six muscles extra-oculaires assurent les mouvements de chaque globe oculaire dans un plan horizontal (droit latéral et droit médial), vertical (droit supérieur et inférieur) et en torsion (oblique supérieur et inférieur)1
1.
La dénomination internationale doit remplacer l'ancienne dénomination de muscles droit externe, droit interne, grand oblique et petit oblique.
. L'action principale de ces muscles est décrite dans la figure 14-1
Fig. 14-1
Aspect et actions principales des muscles extra-oculaires.
.
L'innervation des muscles oculomoteurs repose sur trois nerfs, dont les noms2
2.
La dénomination internationale doit remplacer l'ancienne dénomination de nerf moteur oculaire commun, nerf pathétique et nerf moteur oculaire externe.
, les fonctions et les trajets anatomiques sont décrits dans la figure 14-2
Fig. 14-2
Représentation schématique du trajet et de l'innervation des différents muscles oculomoteurs.1: artère communicante postérieure ; 2: artère ophtalmique ; 3: artère carotide interne ; 4: sinus caverneux. Le nerf oculomoteur (IIIenerf crânien) innerve les muscles droit médial, droit supérieur, droit inférieur, oblique inférieur, releveur de la paupière et le sphincter irien (innervation parasympathique). Le noyau oculomoteur est localisé dans le mésencéphale ; le nerf émerge à sa face antérieure et se dirige vers l'orbite ipsilatérale en passant dans le sinus caverneux(4) où il côtoie les autres nerfs de la motricité oculaire. Il a la particularité de cheminer proche des vaisseaux et notamment au-dessous de la bifurcation entre la carotide interne supraclinoïdienne(3) et la communicante postérieure(1). Le nerf trochléaire (IVenerf crânien) innerve le muscle oblique supérieur. Le noyau trochléaire est localisé dans la partie postérieure du mésencéphale ; le nerf émerge à la face postérieure du tronc cérébral, croise la ligne médiane, contourne le tronc cérébral et se dirige vers l'orbite (controlatérale au noyau) en passant dans le sinus caverneux. Le nerf abducens (VIenerf crânien) innerve le muscle droit latéral. Le noyau abducens est localisé dans la protubérance ; le nerf émerge à la face antérieure du tronc cérébral et se dirige vers l'orbite en passant le long de la pointe du rocher et dans le sinus caverneux(4).
Source: Vignal-ClermontC. Issy-les-Moulineaux: Elsevier ; 2016.
.
L'organisation centrale de la motricité oculairedoit tenir compte de la binocularité. Il est important d'assurer un contrôle oculomoteur pour que l'image se projette sur les parties correspondantes des deux rétines, tant en statique que lors des mouvements oculaires. Lorsque le regard se déplace dans un plan frontal (droite, gauche, haut et bas), les deux yeux sont coordonnés par des mouvements de version . En revanche, lorsque le regard se déplace dans un plan sagittal (en profondeur), les mouvements oculaires ont un sens opposé : ce sont les mouvements de vergence (convergence et divergence). Le noyau abducens constitue le centre assurant les mouvements de latéralité (version horizontale) (voir figure 15-1a ).
Lors d'une paralysie dans le territoire d'un muscle, les yeux ne seront plus correctement alignés, notamment dans le champ d'action de ce muscle. Les images se projettent sur des zones non correspondantes de la rétine, et le cerveau perçoit deux images au lieu d'une seule. C'est l'origine principale de la diplopie binoculaire. Une paralysie oculomotrice peut être en lien avec une atteinte du muscle, de la jonction neuromusculaire, du nerf contrôlant la motricité oculaire ou de la commande du système nerveux central.
Localiser l'atteinte
L'interrogatoire et l'examen clinique sont fondamentaux dans la conduite diagnostique. Ils permettent de reconnaître le mode d'installation et l'évolution de la diplopie, le contexte et les signes associés, l'ensemble de ces données étant fondamental pour étayer le diagnostic topographique et étiologique. Les éléments de l'interrogatoire et de l'examen clinique devant une diplopie sont détaillés dans la fiche no 28. À l'issue de l'examen clinique, le raisonnement doit déterminer si possible la topographie de l'atteinte: atteinte du muscle ou orbitaire, atteinte de la jonction neuromusculaire, atteinte du nerf ou atteinte centrale.
Les caractéristiques permettant d'orienter le diagnostic topographique des atteintes les plus fréquentes sont détaillées dans l'encadré 14-1
Encadré 14-1
Diplopie
  • La présence d'une atteinte musculaire unilatérale et d'un syndrome orbitaire (chémosis, exophtalmie) évoque une topographie intra-orbitaire, musculaire ou non.
  • Une atteinte unilatérale dans le territoire des muscles droit médial, droit supérieur, droit inférieur, oblique inférieur, releveur de la paupière et du sphincter irien évoque une atteinte neurogène du nerf oculomoteur (III).
  • Une atteinte isolée dans le territoire du muscle droit latéral ou du muscle oblique supérieur doit faire évoquer une atteinte musculaire, de la jonction neuromusculaire ou du nerf (abducens ou trochléaire).
  • Une atteinte neurogène oculomotrice multiple unilatérale sans atteinte visuelle évoque un syndrome du sinus caverneux.
  • Une atteinte oculomotrice multiple bilatérale, non systématisée évoque une atteinte neurogène multiple, musculaire ou de la jonction (myasthénie).
  • Une atteinte bilatérale de l'abduction avec des céphalées évoque une hypertension intracrânienne.
  • Une diplopie avec des signes neurologiques centraux évoque une atteinte du tronc cérébral.
  • Une atteinte isolée dans le territoire du muscle droit médial évoque une atteinte du muscle, de la jonction ou du faisceau longitudinal médian (ophtalmoplégie internucléaire). La préservation de la convergence signe l'atteinte centrale au niveau du faisceau longitudinal médian.
  • Une diplopie verticale avec des vertiges évoque une skew deviation dans le cadre d'un syndrome vestibulaire périphérique ou central.
.
Les paralysies oculomotrices les plus fréquentes sont décrites dans l'encadré 14-2
Encadré 14-2
Paralysies oculomotrices les plus fréquentes
  • Paralysie du nerf oculomoteur (III) ( vidéo 14-1). Elle se manifeste par un ptosis (pouvant d'ailleurs masquer la diplopie), une divergence marquée, une paralysie de l'adduction, de l'élévation et de l'abaissement de l'œil (les seuls muscles encore fonctionnels sont le droit latéral et l'oblique supérieur), une mydriase aréactive à la lumière. Le tableau peut être incomplet ou uniquement extrinsèque. Une mydriase isolée ne correspond pas à une paralysie du III.
  • Paralysie du nerf trochléaire (IV) ou du muscle oblique supérieur. Elle se manifeste par une diplopie binoculaire verticale, accentuée dans le regard vers le bas (gêne à la descente d'escaliers ou à la lecture). La tête est inclinée dans une position compensatrice du côté sain. L'examen de la paralysie est difficile à mettre en évidence : limitation de l'abaissement lorsque l'œil est en adduction.
  • Paralysie du nerf abducens (VI) ou du muscle droit latéral ( vidéo 14-2). Elle se manifeste par une diplopie binoculaire horizontale dans le regard de loin. L'œil atteint peut être dévié en convergence. L'examen retrouve une limitation d'abduction. La tête peut être tournée de manière compensatrice du côté de la paralysie oculomotrice.
  • Ophtalmoplégie internucléaire (vidéo 14-3). Elle correspond à une lésion du faisceau longitudinal médian (voir fig. 14-2). Elle se manifeste par une paralysie d'adduction observée dans un regard latéral (version) avec un nystagmus de l'oeil abducteur. L'adduction est préservée en convergence, témoignant d'une atteinte internucléaire, avant le noyau du III.
.
Orientation diagnostique
L'orientation diagnostique repose sur les symptômes et signes éventuellement associés, les circonstances de survenue, le contexte pathologique, l'âge et le profil évolutif, et sur la détermination du ou des muscles atteints. Un algorithme de l'orientation diagnostique et un algorithme du bilan étiologique sont proposés ( fig. 14-3
Fig. 14-3
Orientation diagnostique d'une diplopie.OIN: ophtalmoplégie internucléaire ; SEP: sclérose en plaques.
et   14-4
Fig. 14-4
Bilan d'une paralysie oculomotrice.Ac: anticorps ; ARM: angiographie par résonance magnétique ; CRP: Creactive protein ; FDVR: facteur de risque vasculaire ; HbGly: hémoglobine glyquée ; HIC: hypertension intracrânienne ; IRM: imagerie par résonance magnétique ; NFP: numération formule plaquette ; PL: ponction lombaire ; SEP: sclérose en plaques ; VS: vitesse de sédimentation.
).
La diplopie n'est qu'un SYMPTÔME parmi d'autres et/ou survient dans un contexte évocateur
Contexte de traumatisme
Il peut s'agir d'untraumatisme orbitaire, d'un traumatisme crânien sévère, d'une hypertension intracrânienne associée à un traumatisme crânien grave, d'un traumatisme crânien bénin avec atteinte isolée du nerf trochléaire sans autre complication neurologique.
Dans tous les cas, l'examen de première intention à réaliser en urgence est le scanner cérébral, avec, selon les cas, des coupes centrées sur l'orbite et des séquences osseuses.
Signes neurologiques associés
Une diplopie par paralysie du nerf abducens ou du nerf oculomoteur dans leur trajet fasciculaire (dans le tronc cérébral) associée, dans le cadre d'un syndrome alterne, à une atteinte des voies longues (déficit moteur et/ou sensitif hémicorporel, syndrome cérébelleux) traduit une atteinte du tronc cérébral. Les causes les plus fréquentes sont vasculaires, tumorales ou inflammatoires (sclérose en plaques).
Une diplopie en lien avec une paralysie des nerfs abducens associée à des céphalées, des nausées et un œdème papillaire évoque unehypertension intracrânienne.
Une diplopie associée à un contexte fébrile et a fortiori à un syndrome méningé, ou faisant suite à un placard érythémateux sur le corps et/ou une notion de morsure de tique dans les jours ou semaines précédents, doit faire évoquer une méningoradiculite. Chez les patients immunodéprimés, il faut savoir évoquer une sinusite sphénoïdale aiguë fongique invasive et au pronostic très sombre.
Une diplopie associée à un tableau de céphalées violentes et syndrome méningé non fébrile doit évoquer une hémorragie méningée par rupture anévrismale ou une apoplexie pituitaire.
Une diplopie par atteinte oculomotrice multiple bilatérale, non systématisée associée à une ataxie sensorielle avec abolition des réflexes ostéotendineux (ROT) évoque un syndrome de Miller-Fisher (forme de polyradiculonévrite aiguë avec ophtalmoplégie).
Une diplopie par atteinte du ou des nerfs abducens et une ataxie cérébelleuse évoquent un syndrome de Gayet-Wernicke.
Une diplopie fluctuante non systématisée associée à un déficit proximal des membres et/ou à des signes bulbaires évoque une myasthénie généralisée.
Vidéo 14-1
https://www.em-consulte.com/ecomplementfile/476383/emm214.mp4
Vidéo 14-2
https://www.em-consulte.com/ecomplementfile/476383/emm119.mp4
Vidéo 14-3
https://www.em-consulte.com/ecomplementfile/476383/emm319.mp4
Vidéo 14-4
https://www.em-consulte.com/ecomplementfile/476383/emm013.mp4
Une diplopie en lien avec une paralysie des nerfs abducens, associée à des céphalées d'orthostatisme, faisant suite ou pas à une ponction lombaire, évoque unehypotension intracrânienne.
Syndrome orbitaire
Un syndrome orbitaire est marqué par une exophtalmie et un chémosis. Quand la paralysie oculomotrice et le syndrome orbitaire sont associés à une atteinte de la fonction visuelle, il s'agit d'un syndrome de l'apex orbitaire. Quand la diplopie est associée à un syndrome orbitaire ou un syndrome de l'apex orbitaire, elle doit faire évoquer principalement une orbitopathie de Basedow ou dysthyroïdienne, une fistule carotidocaverneuseou une tumeur de l'orbite.
Éruption cutanée
Une éruption cutanée dans le territoire du trijumeau ipsilatéral à l'atteinte d'un nerf oculomoteur doit faire évoquer une complication locale d'unzona ophtalmique. Un placard érythémateux sur le corps et/ou la notion de morsure de tique dans les jours ou semaines précédant une atteinte d'un nerf oculomoteur doit faire évoquer une méningoradiculite de Lyme.
Paralysie du nerf oculomoteur (III)
Examen clinique
La paralysie du nerf oculomoteur (III) (voir vidéo 14-1) peut provoquer du côté pathologique :
  • une atteinte extrinsèque marquée par un ptosis, une divergence avec une paralysie de l'adduction, de l'élévation et de l'abaissement de l'œil ;
  • une atteinte intrinsèque avec une mydriase aréactive à la lumière.
Il est indispensable de spécifier cliniquement si la paralysie du nerf oculomoteur est totale, intrinsèque et extrinsèque (voir vidéo 14-1), ou purement extrinsèque. Une mydriase isolée (correspondant le plus souvent à une pupille d'Adie ou une mydriase pharmacologique) ou une paralysie isolée de l'adduction (correspondant le plus souvent à une ophtalmoplégie internucléaire ; voir vidéo 14-3) ne doivent pas être considérées comme une paralysie du III.
La douleur associée à la paralysie n'est pas très spécifique des étiologies.
Étiologies
  • Devant une paralysie intrinsèque et extrinsèque douloureuse, un anévrisme intracrânien, notamment de la communicante postérieure ou carotidien supraclinoïdien, doit être évoqué en extrême urgence.
  • Devant une paralysie extrinsèque avec préservation de la pupille douloureuse ou non, les étiologies à évoquer dépendent de l'âge :
    • au-delà de 50 ans, l'étiologie vasculaire ischémique du tronc nerveux prévaut. Il peut s'agir d'une atteinte microangiopathique chez un patient diabétique et/ou hypertendu ou une maladie de Horton ;
    • avant 50 ans, les étiologies inflammatoires (syndrome de Tolosa-Hunt: processus inflammatoire douloureux localisé au niveau du sinus caverneux), compressives ou infiltratives sont les plus fréquentes.
Paralysie oculomotrice isolée, non systématisée, intermittente ou fluctuante : myasthénie
Une diplopie avec ou sans ptosis, apparaissant à l'effort et disparaissant au repos, sans douleurs ni mydriase, de systématisation difficile doit faire évoquer une myasthénie oculaire pure ( vidéo 14-4).
Vidéo 14-4Myasthénie : ptosis droit et limitation du muscle droit latéral.
Diplopie aiguë inaugurale et transitoire
C'est la situation clinique la plus difficile. Elle peut correspondre à une myasthénie ou une décompensation d'un strabisme ancien. Cependant, toute diplopie aiguë transitoire inaugurale même isolée doit d'abord faire évoquer un accident ischémique transitoire (AIT) du territoire vertébrobasilaire, même si la diplopie n'est pas classée dans les symptômes typiques des AIT, et à la maladie de Horton.
Paralysie oculomotrice totalement isolée
Il n'y a ni circonstances de survenue particulières, ni signes neurologiques associés, ni douleur, ni fluctuation. Le champ des hypothèses diagnostiques est très large, les examens complémentaires nécessairement assez nombreux et, dans certains cas, il n'est pas possible de poser un diagnostic, malgré une enquête approfondie.
Les causes les plus fréquentes sont :
  • devant une ophtalmoplégie internucléaire :
    • un infarctus cérébral (lacune) du tronc cérébral, en présence de facteurs de risque vasculaire et au-delà de 50 ans ;
    • une sclérose en plaques avant 40 ans.
  • devant toute autre présentation :
    • une tumeur, à tout âge ;
    • une myasthénie, toujours à évoquer de principe, même en l'absence de fluctuation ;
    • un diabète, celui-ci n'étant pas toujours douloureux ; il peut être responsable d'une paralysie du III, du IV ou du VI ;
    • une maladie de Horton devant une diplopie transitoire, une paralysie du III ou du VI après 50 ans.
Parfois, il n'y a pas de cause trouvée.
Indépendamment de l'étiologie, il faut toujours essayer de corriger une diplopie de façon symptomatique, dès lors que la symptomatologie est stabilisée : pose de verres avec prismes devant l'œil atteint ou masquage de l'œil.