Préface - 28/06/11
Dans son avant-propos, le professeur Jacques Hureau met fort justement l’accent – car seule la mise en perspective historique, sociologique et juridique d’une question permet de la comprendre en profondeur – sur l’ancienneté des fonctions d’expert judiciaire en matière médicale, qui furent organisées dès 1601. C’est dire si, plus qu’en toute autre matière de l’activité humaine, l’expert médecin et son expertise sont consubstantiels à l’appréciation de la responsabilité des membres de professions médicales et des établissements de santé. Sauf cas relevant presque de l’hypothèse d’école, il ne peut y avoir de réparation d’un dommage d’origine médicale – que ce soit par la voie de la conciliation, de l’indemnisation de l’aléa thérapeutique ou du procès civil, pénal ou administratif – sans expertise préalable.
L’expertise apparaît ainsi au xixe siècle dans l’un des grands arrêts fondateurs de la responsabilité médicale, l’arrêt Hyacinthe Boulanger rendu par la chambre des requêtes le 21 juillet 18621 . Hyacinthe Boulanger était un garçon de 13 ans qui se fractura un avant-bras en janvier 1860. Un officier de santé (il s’agissait d’un médecin à compétence réduite dont la catégorie a été supprimée en 1892) lui appliqua un appareil pour réduire la fracture. À la suite de cette intervention, les doigts et la main tout entière de l’enfant se gangrenèrent et finirent par se détacher complètement 135 jours après l’accident. Les parents engagèrent une action en justice d’abord pour faire nommer des experts chirurgiens ayant pour mission de rechercher les causes qui ont occasionné la maladie de la main et de dire si sa perte provenait de la faute de l’officier de santé dans la compression des artères de l’avant-bras. C’est sur la base de cette expertise que le tribunal civil de Rouen, le 30 avril 1860, puis la cour d’appel, le 14 août 1861, ont retenu que la gangrène était consécutive à une constriction trop forte et trop prolongée de l’appareil posé, dont l’officier de santé n’avait pas tenu compte malgré des signes alarmants présentés par le patient, tels que douleur, lividité, gonflement et écoulement. La chambre des requêtes a rejeté le pourvoi en approuvant les juges du fond d’avoir retenu, en se fondant notamment sur l’opinion émise par les experts, que le traitement avait été «contraire aux règles de l’art et de la science» et en énonçant, dans un «chapeau» aussi solennel que didactique, que les articles 1382 et 1383 du code civil «contiennent une règle générale, celle de l’imputabilité des fautes, et de la nécessité de réparer le dommage que l’on a causé non seulement par son fait, mais aussi par sa négligence ou son imprudence; que toute personne, quelle que soit sa situation ou sa profession, est soumise à cette règle…; que, sans doute, il est de la sagesse du juge de ne pas s’ingérer témérairement dans l’examen des théories ou des méthodes médicales, et prétendre discuter des questions de pure science; mais qu’il est des règles générales de bon sens et de prudence auxquelles on doit se conformer, avant tout, dans l’exercice de chaque profession, et que, sous ce rapport, les médecins restent soumis au droit commun, comme tous les autres citoyens».
L’arrêt Thouret-Noroy de la même chambre du 18 juin 18352 avait certes déjà décidé qu’un médecin pouvait être responsable, sur le fondement des articles précités du code civil, des fautes commises dans les soins qu’il donne à un malade, mais c’est l’arrêt Hyacinthe Boulanger qui a réellement fixé par la formule ci-dessus la doctrine de la Cour de Cassation.
L’arrêt Mercier du 20 mai 19363 devait donner à la responsabilité médicale un fondement contractuel – observation étant faite que, lorsqu’il n’y a pas de contrat entre le patient et un médecin, la faute est toujours appréciée sur le terrain délictuel des arrêts Thouret-Nauroy et Hyacinthe Boulanger –, mais l’importance de la notion de science, évoquée dans ce dernier arrêt, devait y être consacrée de façon encore plus éclatante. L’arrêt Mercier énonce en effet que le contrat formé entre le patient et son médecin comporte, pour ce dernier, l’engagement de lui donner des soins «conformes aux données acquises de la science», la violation de cette obligation contractuelle étant sanctionnée par une responsabilité également contractuelle.
On peut d’ailleurs se demander si le choix particulièrement heureux du terme «acquis» n’est pas inspiré par Claude Bernard qui, à propos de la glycogénie des animaux et des végétaux, soulignait qu’il s’agissait d’un «résultat acquis de la science»4 . Cette formulation de «données acquises de la science» a été consacrée par le code de déontologie médicale, maintenant codifié dans la partie réglementaire du code de la santé publique (art R. 4127-32) et des chirurgiens-dentistes (art R 4127-233).
La Cour de cassation la maintient fermement, comme en témoigne, par exemple, son rapport annuel 1970–1971 (p. 55 à 59), qui consacrait une étude substantielle à la responsabilité des médecins et des chirurgiens en insistant à propos d’un arrêt5 sur l’importance de la notion de données acquises de la science. Un autre arrêt6 précise, à propos d’un moyen reprochant à une cour d’appel de n’avoir pas recherché si des soins étaient conformes aux «données actuelles» de la science, que «l’obligation pesant sur le médecin est de donner des soins conformes aux données acquises de la science à la date des soins», la notion de données actuelles étant «erronée». Il ne s’agit pas là d’une simple querelle de mots, car le concept de données acquises de la science renvoie à des normes validées par l’expérimentation et un large consensus médical, alors que la notion de «données actuelles» est plus contingente même si, bien entendu, les données acquises doivent s’apprécier à la date des soins et non par référence à des connaissances qui se révéleront par la suite. Ce concept de «données acquises de la science», qui est la clé de la responsabilité de tous les professionnels de santé, n’est pas remis en question par le nouvel article L 1110-5 du code de la santé publique, issu de la loi du 4 mars 2002, faisant état du droit des patients de recevoir des soins conformes aux «connaissances médicales avérées», car cette notion recoupe entièrement celle de données acquises de la science. Au demeurant les dispositions réglementaires précitées n’ont pas été modifiées et ont toujours force obligatoire.
Le rôle de l’expert médecin moderne, plus encore que ceux qui officièrent dans l’affaire du malheureux Hyacinthe Boulanger, est capital pour déterminer si des soins ont été ou non conformes aux données acquises de la science ou connaissances médicales avérées. Le bon expert – et le présent ouvrage est essentiel pour le devenir eu égard à son caractère très complet et pluridisciplinaire – est celui qui est capable de déterminer quelles sont les données acquises de la science dans les faits dont il est saisi. Les sources sont multiples et complexes, parfois même contradictoires. Il faut aussi tenir compte de terminologies spécifiques (par exemple, les «recommandations de bonne pratique», les «standards, options, recommandations», plus communément désignés par l’acronyme SOR); mais toutes doivent avoir pour base les données acquises de la science, y compris les très controversées «références médicales opposables» ou RMO. On signalera à cet égard un important arrêt7 du Conseil d’État décidant que les données acquises de la science résultent notamment des recommandations de bonnes pratiques élaborées par les institutions compétentes et qu’un médecin qui n’a pas respecté des recommandations de bonne pratique en matière de prescription de dépistage systématique du col utérin chez certaines femmes peut faire l’objet d’une sanction disciplinaire.
Cette allusion au disciplinaire renvoie à une autre donnée fondamentale pour l’appréciation de la responsabilité des professionnels de santé, à savoir le code de déontologie médicale auquel cette troisième édition consacre avec bonheur d’importants développements. Le code de déontologie médicale de 1995 – repris aux art.4127-1 et s. du code de la santé publique –, élaboré sous l’impulsion des professeurs Glorion et Hoerni – auxquels on ne rendra jamais assez hommage – qui furent tous deux présidents de l’Ordre des médecins, est devenu un véritable code des devoirs des médecins envers les patients. Une jurisprudence maintenant constante fonde donc de plus en plus la responsabilité médicale sur la méconnaissance de dispositions déontologiques8 . Un arrêt récent9 est à cet égard particulièrement significatif, puisque, sur le fondement des articles 32 et 33 du code de déontologie (actuels art. R 4127-32 et 4127-33 du CSP), il énonce qu’en présence d’un doute diagnostique ces articles obligent le médecin de recourir à l’aide de tiers compétents ou de concours appropriés. Le code de déontologie médicale doit être le livre de chevet des médecins experts.
Fondamental est aussi le rôle des médecins experts en ce qui concerne le lien entre la faute reprochée et le préjudice, largement abordé dans le présent ouvrage. Ce domaine est marqué par une très grande confusion de la terminologie et des concepts10 . Comme l’avait magistralement illustré l’arrêt Teyssier rendu le 28 janvier 1942 par la chambre des requêtes de la Cour de cassation11 , il convient de distinguer entre l’origine du dommage, notion essentiellement matérielle, et la causalité juridique, notion de pur droit qui concerne l’imputabilité du dommage à un agent. L’expert doit se prononcer sur l’origine, par contre la causalité juridique, c’est-à-dire l’imputabilité de la responsabilité à quelqu’un, relève du seul office du juge. Là encore, un arrêt récent12 marque une heureuse illustration de cette distinction entre l’origine et la causalité qui est de nature à dissiper bien des équivoques . Les doutes sur l’origine peuvent aussi faire apparaître l’épineuse question de la perte de chance dans laquelle le poids de l’avis des experts sera déterminant (cf. le rapport annuel de la Cour de cassation 2007 p. 267 à 271).
Née au cours du xixe siècle avec les grands arrêts qui ont été évoqués, confortée au xxe siècle par d’autres décisions majeures, tant de la Cour de cassation que du Conseil d’État, «consolidée» sur la base de la faute par la loi du 4 mars 2002 – qui a aussi institué la réparation de l’aléa thérapeutique –, la responsabilité des professionnels de santé reste une matière à la fois riche et complexe même si, contrairement à des affirmations un peu trop hâtives de certains, le nombre de procès reste – et c’est heureux – limité. Nul doute qu’une part essentielle de cette limitation est due à la qualité des médecins experts, qualité à laquelle cette attendue troisième édition apporte une contribution majeure.
Pierre SARGOS président de chambre à la Cour de cassation
(7 mai 2009)
À la 2e édition«Le juge peut commettre toute personne de son choix pour l’éclairer par des constatations, par une consultation ou par une expertise sur une question de fait qui requiert les lumières d’un technicien.» Ainsi s’exprime l’article 232 du Nouveau code de procédure civile. La métaphore sur les lumières qui éclairent peut surprendre dans un texte juridique. Mais la surprise s’estompe rapidement lorsqu’on prend conscience que le terme lumière est un terme de droit. Il n’est, par exemple, que de se référer à des formules de la Cour de cassation, du Conseil d’État ou encore du Tribunal des conflits, qui, lorsque la portée d’un texte législatif est difficile à apprécier, l’interprètent «à la lumière des travaux préparatoires». Et en matière de Directives européennes qui n’ont pas été transposées dans le délai imparti, la Cour de cassation – comme le recommande d’ailleurs la Cour de justice des communautés européennes – n’hésite pas à interpréter un texte «à la lumière» de la Directive non encore transposée. On citera, à cet égard, la célèbre Directive 85/374 du 24 juillet 1985 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, dont le délai de transposition dans le droit national expirait le 30 juillet 1988 et que la France n’a transposée que dix ans après avec la loi no 98-389 du 19 mai 1998. Par un arrêt rendu le 28 avril 199813 , la première chambre civile de la Cour de cassation, à propos d’un litige concernant une contamination par le virus de l’immunodéficience humaine, a visé «les articles 1147 et 1384, alinéa premier du code civil, interprétés à la lumière de la Directive CEE no 85/374 du 24 juillet 1991» et énoncé que «tout producteur est responsable des dommages causés par un défaut de son produit, tant à l’égard des victimes immédiates que des victimes par ricochet, sans qu’il y ait lieu de distinguer selon qu’elles ont la qualité de partie contractante ou de tiers». Et peu de temps avant, par un arrêt du 3 mars 199814 la même chambre de la Cour de cassation avait retenu la responsabilité d’un fabricant de médicaments, dont l’enveloppe non digestible avait provoqué un dommage chez un patient, en retenant la définition objective du produit défectueux issue de la Directive précitée, c’est-à-dire un produit n’offrant pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre.
L’évocation de ces arrêts concernant la responsabilité du fait des produits de santé et des médicaments n’est pas neutre au regard du présent ouvrage qui comporte justement des chapitres consacrés aux médicaments et autres produits médicaux. Ce simple exemple – et de nombreux autres le confortent – illustre le fait que l’ambition des auteurs, animés et coordonnés par les professeurs Hureau et Poitout, n’a pas été de se borner à faire un livre plus ou moins technique sur l’expertise appliquée au domaine médical, mais d’apporter aux experts médicaux les lumières les plus éclairantes sur le vaste continent du corps détruit ou abîmé et de l’âme souffrante, et sur le rôle du médecin expert quant à la recherche de la vérité sur la réalité, l’origine et «l’intensité» des atteintes à la personne humaine.
L’expert médecin, chargé de faire la lumière sur les faits en discussion ou en litige, ne peut en effet le faire que s’il est lui-même suffisamment éclairé sur des questions qui vont de l’éthique, au droit, à la procédure et, bien entendu, à la science médicale. Ce livre s’y emploie avec hauteur de vue – on pense ainsi aux contributions sur l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie, la recherche sur les cellules embryonnaires humaines ou encore l’aléa – et rigueur – on renverra notamment aux développements précis et didactiques sur les infections nosocomiales et sur l’orthopédie-traumatologie avec le drame, que l’expert doit appréhender avec humanité, des grands handicapés.
On appréciera aussi l’actualité de cet ouvrage qui tient compte des nouvelles dispositions de la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades et la qualité du système de santé, laquelle, avec en particulier l’institution d’un système d’indemnisation des accidents médicaux, affections iatrogènes et infections nosocomiales, ouvre aux experts médecins un nouveau champ où leur rôle sera capital et partant leur éventuelle responsabilité, qui fait aussi l’objet d’une étude.
Le domaine purement juridique est naturellement analysé en profondeur et de façon pertinente, tant en ce qui concerne les règles de base de toute expertise – convocations, «dires», principe d’impartialité et du contradictoire, relations avec la juridiction, sapiteur, rédaction du rapport etc. – que celles plus spécifiques et délicates tenant en particulier aux interférences du principe fondamental du secret médical avec l’accomplissement de la mission expertale, qui ne peut aboutir à la manifestation de la vérité que si elle s’appuie sur toutes les données médicales utiles. À cet égard, un arrêt récent du 15 juin 2004 de la première chambre civile de la Cour de cassation (arrêt no 1001 P, pourvoi no N0102338) illustre cette difficulté qui peut aller jusqu’à un constat de carence. Pour les besoins d’une expertise judiciaire portant sur l’origine d’un décès, l’expert médecin avait demandé et obtenu du juge une ordonnance enjoignant à un médecin du travail de lui communiquer le dossier médical du défunt. Mais les ayants droit de ce dernier s’étaient opposés à ce que le médecin du travail transmette le dossier médical. Le juge ayant refusé de rétracter son ordonnance, le médecin du travail a formé un pourvoi en cassation et a obtenu gain de cause quant à son refus de communiquer le dossier, l’arrêt de la Cour de cassation posant pour principe, au visa des articles 226-13 du code pénal, 4 du décret du 6 septembre 1995 portant Code déontologie des médecins et 243 du nouveau code de procédure civile, que «si le juge civil a le pouvoir d’ordonner à un tiers de communiquer à l’expert les documents nécessaires à l’accomplissement de sa mission, il ne peut, en l’absence de dispositions législatives spécifiques, contraindre un médecin à lui transmettre des informations couvertes par le secret lorsque la personne concernée ou ses ayants droit s’y sont opposé; qu’il appartient alors au juge saisi sur le fond d’apprécier si cette opposition tend à faire respecter un intérêt légitime ou à faire écarter un élément de preuve et d’en tirer toute conséquence». Cet arrêt se situe dans la ligne de la conception générale et absolue du secret médical de la chambre criminelle de la Cour de cassation (Cas. 8 avril 1998, Bull Crim no 138, p. 368), étant précisé qu’il ne faut pas se méprendre sur la portée de cette règle qui signifie seulement qu’un médecin – sauf disposition légale expresse – ne peut jamais être contraint de témoigner ou de donner des informations concernant une personne sur laquelle il a accompli des actes médicaux. Par contre, il peut parfaitement, comme le prévoit l’article 50 du code de déontologie médicale, délivrer des informations, comme des certificats médicaux, nécessaires à la défense des intérêts de son patient, ou de ses ayants droit, lorsque ceux-ci le demandent ou l’autorisent.
L’ampleur et la diversité des thèmes abordés, dont les lignes qui précédent ne peuvent donner qu’un aperçu limité, font de L’expertise en responsabilité médicale et en réparation du préjudice corporel une quasi-encyclopédie – avec des renvois à une bibliographie permettant d’approfondir les recherches sur tel ou tel point – qui permet à l’expert médecin de trouver la réponse à la plupart de ses questions et de faire ainsi de lui un expert éclairé. Et les assureurs, avocats et juges auront aussi profit à s’y référer.
Pierre SARGOS président de chambre à la Cour de cassation
(28 juin 2004)
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